Ataraxie est un groupe qui se mérite. Parce qu’il aime prendre son temps, espaçant chacune de ses processions funéraires de plusieurs interminables années en de longs tunnels qui tendent même à s’étirer de plus en plus. Résultat, les Normands n’ont accouché que de quatre opus (en laissant de côté le "Bethlehems Bastarde" partagé avec Immidain) en vingt ans de carrière ! Bref, pas vraiment des stakhanovistes souffrant de diarrhées créatrices. Ce qui ne les a pas empêchés de fédérer tout un peuple de doomeux qui voient en eux le messie que l’hexagone attendait depuis toujours.
Ataraxie se mérite parce que son art, en choisissant une expression jusqu’auboutiste dans sa lenteur suffocante sinon agonisante, impose une immersion quasi religieuse dans sa labyrinthique intimité. On se sent infiniment petit face à ce golem écrasant, qui vous domine de tout son poids, de toute sa masse austère. Nous sommes résignés (mais enthousiastes) à le suivre, comme prisonniers de son pouvoir auquel on ne peut (et veut) échapper.
"Résignés" est le nom que le désormais quintet (nous y reviendrons) a donné à son quatrième effort. Presqu'une déclaration voire une profession de foi. Il ne pouvait en effet trouver mieux que ce titre : celui-ci peut autant désigner son public, qui écoute ses offrandes ou se rend à ses messes comme un troupeau téléguidé, abattu par tant de lourdeur conjuguée à une habileté d’orfèvre, que le doom en lui-même, genre qui est bien plus qu’une simple musique mais une raison de vivre et dans les bras duquel on s’abîme avec un plaisir masochiste et charnel qui confine à la folie. Et à l’abandon de soi.
Du haut de ses quatre-vingt trois minutes au garrot, on serait tenté d’affirmer que "Résignés" est l’œuvre la plus noire et extrême enfantée par ses architectes, car venir à bout de ces quatre blocs aux allures d’inexorables Golgotha tient de l’épreuve initiatique, de la pénitence. Or il n’en est pourtant rien et l’opus paraît même moins hermétique (pour des oreilles familières s’entend) que "L’Être et la Nausée" qui, en dépit d’une maîtrise aussi incontestable que coutumière, ne nous avait pas autant ému que "Slow Trancending Agony" et surtout le quintessentiel "Anhédonie", dont on peut penser qu'il tiendra de mont Everest dans la carrière des Français. Ce nouvel album n'est pourtant pas loin de l'égaler.
Exigeants, ses créateurs l'ont élaboré comme une lente marche vers l'échafaud. Son issue ne peut être que funeste et rien ne vient jamais dévier son tracé au bout duquel le tréteau se dresse. A la résignation devrait répondre la révolte mais celle-ci n'est que de courte durée, épousant la forme d'accélérations aussi brutales qu'avortées ('People Swarming, Evil Ruling'). Le résultat pourrait se solder par un monolithisme absolu, cloué au sol par une léthargie désespérée. La vaste palette vocale de Jonathan Théry, oscillant entre growls abyssaux et hurlements aliénés ('Résignés'), ainsi que la toile sculptée au burin par pas moins de trois guitaristes, secouent les fondations de ces compos massives qui ont quelque chose d'amas cyclopéens et compacts.
Si parfois, il est permis de s'interroger sur l'utilité de recourir à trois manches, l'adjonction des copains Hugo Gaspar (ex Fatum Elisum) et de Julien Payan (Sordide, Void Paradigm) se justifie pleinement, chacun participant à l'érection de ce cénotaphe monumental, pierre par pierre. Ataraxie façonne un art à la fois immobile et pourtant dynamique, ce dont témoigne un 'Coronation Of The Leeches' sinueux, aux multiples couches qui se chevauchent en une stratigraphie complexe. Les six musiciens y apparaissent au diapason de cet abattement qui n'interdit pas une forme de beauté caverneuse.
Soumis mais heureux, nous ne pouvons que tendre l'autre joue en avalant le funèbre nectar offert par Ataraxie, autant bourreau que prophète.