Un étrange chef d'orchestre au regard halluciné, ses cheveux de jais lui tombant sur les épaules, comme des serpents : c'est cette image que l'auditeur découvre en ouvrant le livret de ''Magna Invocatio A Gnostic Mass For Choir And Orchestra Inspired By The Sublime Music Of Killing Joke'' de Jaz Coleman. Si le personnage lui est familier, il n'aura guère de raison de s'inquiéter. Depuis 40 ans, Jaz cultive au sein de Killing Joke un goût raffiné pour l'occulte, l'ésotérisme et les croyances religieuses, généreusement répandus dans ses textes. Ce groupe hors du commun s'est aventuré dans tous les genres musicaux tout en restant cohérent. Entre autres intéressé par la musique symphonique, Jaz est devenu compositeur (lié à l'orchestre symphonique de Prague) transformant les musiques de groupes comme Nirvana ou Led Zeppelin en rêveries pour orchestre. Avec ''Magna Invocatio'', Jaz s'est acoquiné avec l'Orchestre Philharmonique de Saint-Petersbourg pour revisiter Killing Joke.
A première vue, le fan qui se pencherait sur l'objet pourrait voir rouge. Ce qu'il a tant aimé est aux abonnés absents : où sont donc passés le chant rageur et inquiétant de Jaz, les textes critiques sur notre monde, le jeu aérien et sale de Geordie, la batterie tribale de Paul Ferguson? L'idée de transformer ces chansons agitées et chaotiques en version symphonique peut être pour les uns un remarquable contre-pied, pour les plus déçus un non-sens. Pour autant, il n'y a pas erreur sur la marchandise, Jaz signe de son nom ces nouvelles compositions et nous propose une expérience alchimique à travers lequel il subtilise le plomb de son catalogue pour en faire de l'or.
Jaz Coleman aurait pu se livrer à quelques facilités : pour ce lifting symphonique, se concentrer sur les tubes de Killing Joke. Mais ce serait mal connaître le bonhomme qui a décidé, du revers de la main, d'envoyer valser l'évidence. Le corpus comprend des pièces extraites des six derniers albums avec comme exception 'Adorations' de ''Brighter Than Thousand Suns" et 'Intravenous d' ''Extremities, Dirt And Various Repressed Emotions''. Le dernier-né ''Pylon'' a même fourni trois chansons ! Ces morceaux ont pour la plupart une dimension mélodique assez prononcée. Deux pièces ont été composées à l'occasion, la flamboyante introduction 'Absolute Descent Of Light' d'inspiration straussienne et wagnerienne et la prière 'Magna Invocatio (Gloria)' d'Alice Bailey. Sans surprise, les arrangements pour cordes et chœurs sont soignés.
Jaz y révèle un souffle épique proche des grands compositeurs de cinéma sans pour autant révolutionner le genre. Si l'orchestration des chansons a été modifiée, l'essence mélodique du matériau d'origine a été respectée. Comme dans les originaux, la tension est à son comble ('Intravenous' qui ouvre différentes portes rythmiques et dramatiques et culmine avec des chœurs graves, 'Into The Unknown'), l'inquiétude vient nous surprendre (sur 'Invocation', les cordes suivent fidèlement les riffs de Geordie Walker tandis qu'une nouvelle intensité dramatique est trouvée grâce au mariage des chœurs masculins et des chœurs féminins), la force de frappe émotionnelle est décuplée comme 'The Raven King' (dédié au musicien décédé Paul Raven) qui se transforme en un lamento énergique. 'Euphoria' (petite sœur de 'Night In White Satin' des Moody Blues), 'You'll Never Get To Me' et 'Adorations' nous font quant à eux contempler de grandioses paysages d'une tranquillité dépourvue de platitude.
Cependant, la partition est tachée de quelques fioritures. Premièrement, on pourrait marquer un peu de lassitude due à la durée de l'opus. Ce voyage symphonique culmine à un peu moins d'une heure et demie d'écoute et les risques de décrochage ne peuvent être qu'inévitables. Jaz a été très généreux avec les parts de gâteau, à tel point que la fascination peut laisser vite place à l'indigestion. Ensuite, certains morceaux s'avèrent dispensables et redondants ('Absent Friends', 'In Cythera' ou 'Big Buzz', trop grandiloquents et inférieurs à l'intensité des versions originales) et donnent la (fausse) impression d'écouter en boucle la même piste qui s'éternise. Enfin, la plupart de ces nouvelles versions aurait gagné à être raccourcie.
Après nous avoir fait cauchemarder au sein de Killing Joke, Jaz Coleman - en rénovant ses morceaux - réussit à nous bercer et à nous offrir un voyage vers la Connaissance. L'ensemble n'est certes pas dépourvu de défauts mais n'allons pas bouder un billet gratuit pour un au-delà symphonique. S'il ne constitue pas la meilleure des portes d'entrée pour écouter Killing Joke, ''Magna Invocatio'' prouve qu'une œuvre musicale est toujours capable de s'envoler vers de nouveaux cieux.