Six mois après la sortie de l’album "Corpse Flower", l’effet de surprise est certes retombé mais l’idée de la collaboration entre le compositeur Jean-Claude Vannier et le chanteur Mike Patton demeure remarquable. Notamment parce qu’elle participe à faire la passerelle entre deux mondes réputés irréconciliables, la variété et le rock, et qui plus est d’un compositeur à succès français et d’un chanteur atypique américain. Les uns accusant la faible teneur créative, le manque d’ouverture d’esprit d’un auditoire formaté et moutonnier, les autres l’agressivité et les mœurs décadentes. Mais les critiques trahissent un fond de fascination mutuelle.
C’est Serge Gainsbourg qui d’une certaine manière a rendu possible cette rencontre. Elle a eu lieu lors d’une soirée hommage à l’homme à tête de chou en 2011 à Los Angeles. Huit ans et de nombreux échanges à distance plus tard, le résultat est à la hauteur de ce que l’on imagine sortir de cette association. Une écriture musicale subtile et élégante incarnée par une interprétation charismatique et personnelle. On retrouve la couleur musicale de Vannier, le sens de la mélodie itérée et redondante, les orchestrations majestueuses (‘Yard Bull’, ‘Pink And Bleue’) et les arrangements pointilleux (parmi tant de détails à découvrir, l’accordéon, le clavecin, les violons, le banjo, le piano, le xylophone), la contenance de la mélancolie (‘Chansons d’Amour’, ‘Insolubles’) et la libre expression de la dissonance (‘Camion’, ‘A Schoolgirl’s Day’). Il y a du Gainsbourg dans la douce ‘Yard Bull’ et la ritournelle cyclique de ‘Camion’, beaucoup de classe et de rondeur soul, notamment grâce au Fender Rhodes, dans ‘Ballad C.3.3.’ et une ambiance parisienne à la fois chaleureuse et sombre dans ‘Cold Sun Warm Beer’.
Mike Patton a reçu les musiques de Vannier et a posé des textes de son cru dessus. Certains passages sont en français, avec une belle exagération de l’accent, comme le mot « camion », qui revient comme un cheveu sur le velouté du même nom, accentuant le burlesque d’un titre aux accents zappaiens, ou l’énumération incongrue de mets (et gros mots) de la gastronomie française dans un ‘Corpse Flower’ qui aurait pu être la bande son d’une comédie populaire des années 70. Mais avec l’expérience du bizarre qui est celle de Patton, ces quelques fantaisies tiennent du conformisme. En accord avec la tonalité des morceaux, Patton joue sur des registres réservés (l’entêtant ‘Browning’), théâtraux (‘Cold Sun Warm Beer’) ou excentriques (les voix de gorge dans un ‘On Top Of The World’ qui lui va comme un gant et ‘Chansons D’Amour’). Et si Patton privilégie plus naturellement les approches narratives (‘Ballad C.3.3.’, ‘A Schoolgirl’s Day’), il n’hésite pas à se faire davantage crooner, pas du tout impressionné par les seules orchestrations du sublime ‘Pink And Bleue’.
"Corpse Flower" est un album aux délicieuses extravagances et à la fraîcheur revigorante qui alterne le très bon et l’excellent. D’une finesse rare dans les mélodies et les arrangements, il jouit de l’aura d’un Patton multi-carte et jamais hors de propos. "Corpse Flower" est né d’un heureux hasard et il en restitue toute la magie.