Savoir manier l’ironie n’est pas donné à tout le monde. Mais pour Maynard James Keenan, c’est presque une seconde nature. L’ironie est manifeste dans une grande majorité de ses textes, comme une distance nécessaire pour ne pas sombrer dans la colère ou le désespoir. Les derniers mots de ce nouvel album de Puscifer sont "It’s gonna be alright". C’est peut-être pour l’Américain une manière de se rassurer lui-même, alors qu’il se bat depuis février contre les séquelles de la covid 19 qui a endommagé ses poumons et provoqué une réaction inflammatoire de ses articulations. Mais lui-même ne semble pas y croire et ce message d’espoir timide sonne comme le happy end ironique d’un album qui est sans doute le témoignage artistique le plus représentatif de cette année 2020 cauchemardesque.
Depuis sa création au début des années 2000, Puscifer est le terrain de jeu de Maynard James Keenan, celui où il peut se livrer à toutes les expérimentations et à toutes les excentricités, avec la bénédiction de ses deux camarades d’école buissonnière, Matt Mitchell et Carina Round. Même si les obsessions du chanteur restent les mêmes qu’avec Tool et A Perfect Circle, elles prennent avec Puscifer des détours conceptuels qui frisent le délire potache. Comme sur "Money Shot", le précédent album de Puscifer paru en 2015, "Existential Reckoning" est centré autour du personnage de Billy D qui cette fois-ci semble avoir été enlevé par des extraterrestres alors qu’il transportait une bouteille de vin et une mystérieuse mallette. Sa femme Hildy Berger fait appel à Puscifer pour le retrouver et les trois agents spéciaux en viennent vite à la conclusion que pour le localiser, il faut construire un pont entre l’intuition et la technologie … Tout l’univers décalé de Puscifer est résumé dans ce mélange de "X-files" et du "Guide du Routard Galactique", mis en musique avec un talent presque insolent.
Il est certain que, par son côté décalé et avant-gardiste, "Existential Reckoning" ne plaira pas à tout le monde, car cet album relève bien plus de l’art conceptuel que de la musique divertissante. Il est non seulement beaucoup plus sombre que les précédents efforts de Puscifer mais aussi presque totalement débarrassé des influences rock du passé. Puscifer ne crée ici rien de moins qu’une nouvelle new wave. Le groupe emprunte les sons vintage des synthétiseurs pour construire au fil des titres une pop electro moderne et novatrice, quelque part entre Nine Inch Nails (‘Grey Area’) et David Bowie (‘The Underwhelming’).
Cette ambiance electro post punk de fin du monde est sous-tendue par l’utilisation, sur la quasi-totalité des morceaux, des synthétiseurs Fairlight. Ces vieux échantillonneurs, qui firent jadis le bonheur de Peter Gabriel, Kate Bush, Mike Oldfield et tant d’autres, sont le matériau principal de "Existential Reckoning" et en façonnent les bases harmoniques minimalistes. La grande force de Puscifer est de rendre ce minimalisme complexe et fascinant en multipliant les pistes rythmiques à la manière de Peter Gabriel (‘A Singularity’, ‘Fake Affront’), en superposant les patterns de batteries acoustiques et les boites à rythmes synthétiques et en créant des ambiances malsaines (‘Apocalyptical’) ou inquiétantes (‘Bullet Train To Iowa’) soutenues par des guitares lancinantes.
Mais le véritable tour de force de "Existential Reckoning" reste l’énorme travail sur les voix de Maynard James Keenan et de Carina Round, qui se complètent à merveille et nous subjuguent par leur intensité froide. La précision avec laquelle ils harmonisent les lignes de chant pour parvenir à une alchimie parfaite est géniale et troublante. Les voix sont ici utilisées comme un instrument à part entière, mélodique (‘Personal Prometheus’) et rythmique (‘Postulous’), dont la densité contraste avec la sophistication et le dépouillement apparent des compositions.
Aussi amusant que déstabilisant, aussi dense qu’épuré, "Existential Reckoning" est une véritable œuvre artistique, un album exigeant à plus d’un titre, qui nécessite plusieurs écoutes attentives pour en apprécier l’étrange pouvoir hypnotique. Entre quête existentielle et ironie mordante, Puscifer n’avait jamais auparavant abordé le second degré avec autant de sérieux. Le monde court à sa perte et Puscifer le regarde sombrer en riant de la futilité de l’existence.