Les artistes français en matière de rock indé teinté de progressif proposant quelque chose d'original se comptent pratiquement sur les doigts d'une main, voire deux. S'ils existent bien, il faut faire preuve de curiosité pour qu'ils viennent à nos oreilles tant l'offre médiatique reste famélique. De surcroit, le plus souvent, beaucoup s'enferment hélas dans le passé d'un rock progressif historique et restent frileux pour sortir des ornières. Si la qualité est néanmoins présente, elle laisse un léger arrière-goût passéiste et autocentré. Mais parfois, il existe des musiciens qui osent sortir du sillage creusé depuis tant de décennies en suivant l'exemple de groupes anglo-saxons contemporains qui ont su dépoussiérer un style que leurs ainés ont popularisé.
C'est ainsi que Rivière, qui a longtemps bourlingué dans différents groupes allant du punk au rock progressif, a offert en 2017 une version dématérialisée de son album "Sous Le Pont Où Rivière Braille", qui est ressorti en version physique fin d'année dernière. Les onze titres pour une durée de plus d'une heure laissent entrevoir l'univers dans lequel baigne Rivière, cette volonté d'offrir une œuvre qui nécessite un effort pour livrer sa substantifique moelle, celle qui a tendance à bien vieillir au fil des écoutes.
La première écoute s'avère déstabilisante, on reste dubitatif devant cette proposition. Les sonorités sont modernes, parfois épiques, agressives ('Hélas le Puit est Vermeil'), non linéaires et affluent de plusieurs sources progressives, actuelles ou récentes au premier rang desquelles Porcupine Tree. Un titre symbolise d'emblée cette impression, "Les Héros Chez Moi Ont de l'Humour" dont la mécanique de composition emprunte à des Anglais qui auraient rencontré Etienne Roda-Gil. La mélodie d'abord minimaliste se densifie au moment du refrain dynamique et imparable pour cumuler par la suite différents breaks, tous intéressants, entre guitare et nappes de claviers, qui viennent provoquer différentes émotions planantes et colériques. Les textes poétiques, abstraits et en même temps d'actualité laissent transparaître une mélancolie latente ('Aux Dieux Succéda Le Vacarme' et son très beau moment de cordes), ou une colère froide sous forme d’introspection ('Sous le Pont Où Rivière Braille').
L'album repose sur une base organique tout en proposant des incursions toujours bien trouvées de l'électro, par le sens de la rythmique chaloupée et lumineuse ('Claque, Oscille mais Rira...' dont la mélodie rappelle un bon titre de Jelly Fiche) ou par une utilisation plus vaporeuse et céleste ('Méphitiques Rêveurs'), quasi jazzy, qui mue pour se faire plus rock et inquiétante à la manière de Steven Wilson qui aurait retrouvé son inspiration. En outre, Rivière gratifie l'auditeur de trois relectures qui apportent aux chansons choisies une toute nouvelle perspective dans des versions plus minimalistes, plus intimes, plus proches de l'auditeur, dont celle de 'Claque, Oscille Mais Rira...' atteint le paroxysme du changement de prisme par l'accompagnement d'un quatuor à cordes qui sublime la mélodie.
"Sous le Pont Où Rivière Braille" est un disque attachant, rare dans son genre et d'une beauté indicible. Une fusion du savoir-faire textuel français et du meilleur de la musique audacieuse britannique qui a su s'affranchir des contraintes, se moque des étiquettes et qui demande un effort particulier pour se lover en elle tellement elle occupe l'espace par sa densité. Rivière offre une œuvre libre et précieuse qui saura provoquer en vous des émotions - si bien sûr vous y êtes sensibles.