Dans la Californie des années 60, le jeune Frank Zappa, qui a tourné le dos à ses échecs scolaires, est musicalement très éveillé. Multi-instrumentiste précoce, il s'intéresse aux travaux dodécaphoniques d'Edgar Varèse et voudrait concrétiser en musique les notes qu'il entend dans sa tête. Mais pour l'heure, il doit survivre en vendant des tubes préfabriqués (à la manière des succès du moment), entouré d'autres paumés qui décident d'accompagner le jeune homme décidé à faire son chemin dans le monde de la musique.
Autour de lui au chant et à la guitare, on retrouve le vocaliste Ray Collins, le batteur indien Jimmy Carl Black, le guitariste mexicain Roy Estrada, adepte de falsetto, le bassiste Elliott Ingber ainsi qu'un véritable orchestre classique. En studio, la règle est simple, Frank Zappa donne à ses musiciens des partitions pour leur instrument respectif et ceux-ci doivent plus ou moins s'y tenir. Nulle attitude dictatoriale de la part de Zappa qui connaît déjà la marche à suivre. Les Freaks de l'album est le nom des hippies de Los Angeles qui veulent se démarquer de
ceux de San Francisco autour desquels vivotent les Mothers sans en faire
véritablement partie. L'album peut être considéré comme le deuxième double album de l'histoire, battu d'une tête par "Blonde On Blonde" de Bob Dylan, sorti quelques semaines avant. C'est d'ailleurs Tom Wilson, celui qui avait entre autres électrifié ce même Bob Dylan, qui produira ces freaks.
Frank Zappa aime revisiter les genres, jazz, rock, blues, doo-wop, rhythm and blues, ballade doo wop, musique classique (la bluette 'You Did Not Try To Call Me' a un apport classique qui annonce les prochains projets). Les paroles se révèlent socialement engagées : 'Trouble Everydays' parle des émeutes raciales contemporaines à l'enregistrement de ce
disque. L'inquiétant 'Who Are The Brain Police', dont le lourd riff de
guitare a été plus tard emprunté par Black Sabbath sur 'Iron Man', critique avec beaucoup d'avance la philosophie woke. 'You Are Probably Wondering Why I Am Here' est la première salve contre
les Plastic People (que nous retrouverons lors du prochain album) à
grands coups de kazoo et de vibraphone.
Tout n'est pas encore parfait, avec un 'Motherly Love', poussif et renié
par son auteur, 'I'm Not Satisfied' un peu démonstratif ou la ballade
'How Could I Be Such A Fool', pas forcément inoubliable même si elle
évoque le mariage raté de son auteur généralement plus pudique. Les deux dernières faces laissent parler une poudre expérimentale. 'Help I am A Rock' et son riff sinistre de guitare distordue voit des intervenants hurler dans le micro et se perdre dans des structures éclatées. Mais c'est avec 'Return Of The Son Of Mother Magnet' que l'expérimentation tous azimuts démarre. Ce bordel joyeusement anarchiste voit Zappa multiplier les collages, les bandes accélérées ou ralenties, les bruitages excentriques sur un rythme tribal marqué par quelques orgasmes féminins pendant une douzaine de minutes. Avec rétrospection, ce morceau délirant n'est pas assez structuré - Zappa saura plus tard conjuguer frénésie et rigueur.
Ce premier album de Frank Zappa et de ses Mothers est écartelé entre un esprit caustique, léger et une pensée plus sérieuse, sombre voire expérimentale. Le mélange des styles, des tons et l'originalité expérimentale sont assez copieux à digérer mais ce "Freak Out!" constitue la porte d'entrée idéale pour ceux qui aimeraient comprendre le cheminement de celui qui est considéré comme le plus grand guitariste classique de l'ère moderne. Le meilleur est à venir.