Autrefois l'apanage de quelques explorateurs de sonorités progressives ou électroniques, il est moins rare désormais de voir des musiciens s'aventurer sur le terrain très casse-gueule de l'album formé d'une seule piste. Libres de toute injonction commerciale, ce sont alors surtout les artisans de l'underground qui osent l'exercice, que l'on songe à Monolithe ou à Ysengrin, pour ne citer que deux exemples, français qui plus est. Owl Cave les rejoint aujourd'hui parmi ces artistes quand même un peu fous qui ne s'imposent aucune limite.
Mais non content d'offrir en guise de carte de visite une expérience sonore de ce genre, le solitaire et mystérieux membre de ce projet venu de nulle part pousse le vice jusqu'à proposer un opus également instrumental ! Avec un unique titre long de 43 minutes, débarrassé de la moindre parcelle vocale, énoncer que "Broken Speech" se révèle peu aisé à pénétrer et à écouter tout court tient du doux euphémisme. Car ce double format impose une immersion extrêmement attentive qui ne peut être émiettée tandis que l'absence de chant prive l'auditeur d'une balise à laquelle se raccrocher.
Ce galop d'essai de Owl Cave se dresse donc comme un bloc à découvrir dans son entièreté et dans toute sa démesure tribale et cinématique. D'ailleurs, souvent, l'œuvre se pare des atours d'une bande-son. Inquiétante et apocalyptique. Les kystes industriels qui mordent sa trame labyrinthique participent à cette ambiance suffocante, émanation noire échappée d'un puits abyssal troué au milieu du néant. La forme, radicale, le fond, charbonneux et vicié, "Broken Speech" paraît encore plus hermétique que ce qu'il a l'air.
Pourtant, contre toute attente et à condition de ne pas être effrayé par ce genre de canevas d'une noirceur grouillante, il n'est finalement pas si difficile de se laisser emporter par ce magma désincarné, pour plusieurs raisons. Parce que cette longue pièce devait initialement se composer de six mouvements, découpage dont il reste malgré tout quelque chose : si elle ne permet aucune pause ni remontée vers la surface pour happer un peu de lumière, cette piste affiche néanmoins clairement plusieurs parties qui s'emboitent les unes aux autres, ce qui aide à sa défloration et permet d'en dessiner une vision globale.
Parce que, jamais ennuyeux ni immobile, l'album suit une progression bien définie, bâtie sur de nombreuses couches aux allures de plaques tectoniques qui se chevauchent, black metal, ambient, noise, partition industrielle... Vortex pulsatif, 'Broken Speech' vibre tout du long sous les coups de boutoir de percussions enveloppantes qui gangrènent l'espace. Le résultat est sombrement hypnotique mais rongé par une lèpre corrosive qui le pousse en de multiples fracas bruitistes dans des replis tentaculaires.
En guise de premier album, Owl Cave n'a donc pas choisi la facilité en accouchant d'une seule piste instrumentale, bloc abyssal fissuré par de multiples nervures tribales. Mais "Broken Speech" déflore l'univers aussi ambitieux que passionnant d'un musicien promis à un bel avenir...