Bien qu'originaire du Colorado, Dreadnought nous rappelle un peu la scène de San Francisco d'il y a une dizaine d'années, laquelle, autour de formations telles que Worm Ouroboros, Ludicra ou Amber Asylum, façonnait une musique ambitieuse à la confluence du doom et des musiques progressives et atmosphériques. La voix puissamment émotionnelle de la guitariste Kelly Schilling n'est sans doute pas étrangère à cette filiation, de même le fait que Profound Lore Records héberge le groupe au sein d'un catalogue qu'ont enrichi en leur temps les formations citées plus haut.
"The Endless" succède à quatre offrandes gravées depuis 2013 dont la beauté étrange des pochettes et surtout la qualité n'ont pas manqué de capter l'attention des oreilles sensibles au chant féminin (dés)accordé à une partition aussi dramatique qu'audacieuse. Selon leurs habitudes, les Américains y proposent un menu trapu mais moins que d'ordinaire. Certes toujours étirées, les compositions dressent une architecture plus ramassée, aucune d'entre elles ne franchissant cette fois-ci la barre des dix minutes, même si 'Liminal Veil' voisine avec ce format. Relativement plus courtes donc que leurs devancières, ces pièces n'en sont pas moins touffues, refuges bourgeonnant d'une multitude de sonorités et d'influences brassées en un bloc torrentueux.
Les vocalises cristallines de Kelly Schilling nous aimantent d'emblée par leur douceur, brise à la fois romantique et spectrale balayant le décor d'un doom tendrement atmosphérique. Mais les brutales morsures black metal infligées par la claviériste Emily Shreve perturbent cette (fausse) quiétude qu'elles hachurent d'une inattendue noirceur tandis que percussions pulsatives, guitares aux allures de contreforts dramatiques et notes de piano grêles achèvent de brouiller l'horizon. Tel est 'Worlds Break', amorce protéiforme riche de nombreuses lueurs, qui résume idéalement la démarche développée par Dreadnought, explorateur d'un dédale sonore et sensitif que nimbe un arôme évolutif.
Les titres suivants sont taillés dans cette même écorce puissante et diaphane tout ensemble. Quoique tout du long dominé par la beauté d'airain que diffuse le spectre vocal de la maîtresse des lieux, une tension gronde néanmoins constamment même lorsque sont éconduits les rugissements écorchés et autres traits plus appuyés à l'image de 'The Paradigm Mirror' dont on sent qu'il palpite de contractions souterraines. Au vrai, chaque morceau bataille entre ombre et lumière, entre clarté et tumultes, tissant une toile complexe et tortueuse, témoin ce 'Liminal Veil', réceptacle immersif d'un progressif noir où claviers stellaires, battements percussifs, guitare déchirante et chant hybride s'accouplent en un magma sinueux.
Dans les profondeurs de ces crevasses s'entrelacent aussi diverses sonorités, doom, progressif, jazz et black metal sans jamais perdre en cohésion, comme l'illustre ce 'Gears Of Violent Endurance' qui, en à peine plus de six minutes, tend un paysage immense dont la foisonnante richesse et l'ambivalence des traits ne lui hôte ni sa noblesse ni son âme. Ses dernières minutes qui galopent très haut vers des cieux inaccessibles, emportées par la voix magique de Kelly sur un lit de percussions enveloppantes, touchent au divin, à l'absolu.
Fort de ses multiples ramifications, "The Endless" est une œuvre aventureuse dont l'apparence limpide cache une tension noueuse et à côté de laquelle les amateurs de mélodies diaphanes puisant dans un gouffre tellurique ne peuvent passer.