Amoureux inconditionnels de variations instrumentales, peut-être éprouverez-vous de la peine à pénétrer le cœur d'« Aeon Spoke », là où la simplicité l’emporte sur la complexité, là où la démonstration musicale s’efface pour laisser apparaître de courtes chansons formatées, susceptibles d’envahir les ondes radiophoniques, là, enfin, où l’ambiance atmosphérique étouffe toute agressivité pour prêter vie à des mélodies dont la beauté mélancolique règne en véritable déesse de l’émotionnel. Au-delà de son apparence lisse, l'objet qui nous est proposé n’en demeure pas pour autant dénué de magie et d’excellence, embelli par des modulations recherchées, par la finesse de ses structures, et enrichi par la voix angélique et plaintive d’un cœur déchiré criant au désespoir et se fondant à merveille dans le climat ambiant.
Adorateurs de l’univers d’ « Aeon Spoke », peut-être éprouverez-vous de la frustration en découvrant l’âme de cet objet, de trop près le miroir d’ « Above the Buried Cry », ne se différenciant de son aîné que par l’agencement différent, et peut-être plus cohérent, de ses structures. Ce deuxième volet, sobrement intitulé « Aeon Spoke », semblerait en effet n’être rien d’autre que la sortie réellement officielle du premier album de ce groupe, dépossédé de trois de ses titres et complété par trois nouvelles compositions inspirées. Il n'est donc pas sûr que son achat s'avère nécessaire pour les détenteurs du précédent opus.
Avec « Aeon Spoke », vous serez conviés à un voyage au plus profond de votre âme. Pénétrer son intensité émotionnelle, ne serait-ce que l’espace d’un instant, ne devrait pas vous laisser totalement indifférents. Vous devrez néanmoins faire preuve de courage pour accepter d'entrer en vous et pour risquer de vous confronter à vos souvenirs angoissés. Vous voilà prévenus, l’expérience peut être douloureuse… Si vous décidez de passer outre cette mise en garde et de vous joindre ainsi aux non initiés, aux curieux ou aux téméraires, saisissez-vous de l’objet, posez-le sur votre cœur, et écoutez!
Les yeux fermés, vous serez aussitôt conviés à rejoindre le centre de vos émotions, au gré d’une marche funèbre, accompagnés par des cavaliers que l’on devine habillés de noir (« Cavalry Of Woe »). Plongés dans une morosité ambiante, une atmosphère sombre semblera s’emparer de votre âme. Encore hésitants, vous vous laisserez néanmoins transportés par le flot mélodieux de « No Answers », dont le refrain entraînant ne sera pas prêt de laisser votre esprit tourmenté reposer en paix. Le message vous laissera songeur ; l’homme peut-il trouver des réponses aux questions fondamentales qu’il se pose ? Ne devrait-il pas s’efforcer d’apprivoiser la douleur, dimension humaine qu’il ne peut éviter et qui fait partie intégrante de son être ?
Les mots apparaissent menaçants, leur mise en commun se présente comme une introspection névrosée : la vie mérite-elle d’être vécue ? Serions-nous gagnés par des pulsions suicidaires ? « Nothing » ne nous épargne pas. Mieux vaut-il en finir, nous répète-t-on inlassablement, comme par le biais d’un constat désenchanté, comme si nous n’avions plus rien à perdre, comme si la souffrance ou la violence que l’on s’infligeait étaient les meilleures preuves de notre existence, comme si, enfin, nous ne pouvions nous sentir vivre qu’au travers d’elles.
L’intensité émotionnelle ne cesse de monter en puissance. Elle atteint son paroxysme à l’approche de « The Fisher Tale », se poursuivant avec « Emmanuel » et trouvant son apothéose avec « Grace ». Ces trois perles jouissives, splendides bijoux, diamants lumineux, points forts de l’album, nous emportent littéralement. Le moment est magique. Nous sommes définitivement à mi-chemin entre notre condition humaine et la puissance divine de notre âme. Guides spirituels, ces trésors émotionnels nous entraînent au plus profond de notre être. Assis, nous levons notre regard et, dans cette obscurité sans fin, nous nous accrochons à une étoile et nous unissons notre voix aux chœurs mélancoliques qui exhortent les vieux démons et les anges du passé (intro de « The Fisher Tale »).
Soudain, le spectre d’une princesse déchue, symbole de l’amour, souvenir douloureux d’une relation perdue, emblème d’une bougie qui illuminait notre cœur mais qui s’est peu à peu consumée, apparaît devant nous. Ebranlés, nous essayons de murmurer à son oreille, l’œil humide, la voix tremblotante. Les mots ne sont pas assez forts pour décrire nos ressentis. Nous restons muets et contemplons, nous abreuvant de cette « Grâce ». Puis, déjà, trop vite, trop tôt, elle s’éloigne, plus vite qu’elle n’est venue. Ne pourrons-nous donc jamais te rendre heureuse ? Une larme coule… Une fleur se fane… Ensemble, uniques nous étions, comme suspendus dans les airs, comme transportés hors du temps, loin de la réalité, comme immergés au sein d’un univers transcendant. Nous étions seuls au monde. C’était si beau, si intense, si différent… Pourquoi nous quittes-tu ?! Esseulés, nous baissons les yeux. L'épilogue d'« Emmanuel » nous donne le sentiment, l'espace d'un instant, de côtoyer l'ombre d'un Roger Waters pleurant la disparition d'un être cher ("The Final Cut").
Et puis, plus rien. Le « Silence », plus fort et plus évocateur que les mots, nous offre un répit nécessaire. Le temps de faire le vide, de quitter notre âme pour retrouver la morne réalité. Qui aurait pu croire que le silence avait tant de choses à dire ? Le réveil apportera-t-il davantage de sérénité...?! Silence !
« Aeon Spoke » nous avait promis un pèlerinage au siège même de nos émotions. Il ne s’est pas trompé. Assurément, il ne laissera pas insensible les âmes en peine et les cœurs fragiles. A défaut de nous livrer une approche révolutionnaire, il nous offre une musique appelée à interpeller l'intelligence émotionnelle et à éveiller l’humanité qui couvent en chacun de nous. Il s'adresse ainsi à un large public, qui pourrait sans peine s’étendre au-delà de la communauté purement progressive.
Il est cependant probable que les âmes allergiques à l’aspect mielleux de la pop-rock progressive à tendance dépressive risquent de ne pas y trouver leur compte. Cette mélancolie persistante, dont la puissance anime l’album et lui prête une âme, et qui en constitue la force vive, peut, paradoxalement et avec le temps, en ternir son côté majestueux et nous lasser. Se mouvant sur un rythme uniforme manquant de variations, l’atmosphère risque de devenir étouffante, oppressante. Aussi, « Aeon Spoke » ne s’inscrira sans doute pas durablement dans notre quotidien et ne s'imposera pas à nous jour après jour. Ne touchant pas (encore) la perfection (la qualité de ses titres apparaît parfois légèrement inégale), il se présente davantage comme un univers intime dans lequel nous éprouverons le besoin de revenir constamment et à tout moment, selon l’état émotionnel que nous traverserons au gré des événements de notre vie, pour nous interroger et essayer de trouver un sens à ce que notre condition humaine, inévitablement, nous impose.
Emus et touchés, nous nous surprenons à ressentir une quiétude intérieure, loin de penser que ce bouleversement émotionnel auquel nous nous sommes exposés pouvait apporter une telle sérénité. C’est peut-être au travers de cette contradiction qu’opère réellement la magie d’ « Aeon Spoke », soit dans cette capacité à dessiner un sourire sur des pleurs, à faire naître de l’espoir du désespoir, à convaincre qu’un cœur brisé peut renaître de ses cendres, à démontrer que les échecs de la vie peuvent être sources d’évolution, à véhiculer l’idée que, de la mort, peut naître une nouvelle vie et, enfin et surtout, qu’il peut y avoir de la beauté dans le néant.
En partant de ce principe, en le jugeant à partir du message musical qu’il souhaite transmettre et du registre dans lequel il évolue (Blackfield, Radiohead, Pineapple Thief, Coldplay, Travis), en considérant qu’il ne s’agit pas réellement d’un nouvel album et en l’évaluant sur sa qualité intrinsèque, nous ne pouvons que reconnaître qu’ « Aeon Spoke » constitue une valeur sûre d’un groupe qui maîtrise son sujet et qui possède un talent indéniable.
Nous attendons maintenant une suite, une vraie (!), avec impatience.