Qu’est-ce qu’on fait quand on a participé à l’épopée Skald ? Eh bien, on monte son propre drakkar afin de poursuivre l’exploration des mythes nordiques. Ainsi est né Hrafngrimr ("celui qui porte le masque du corbeau") sous la houlette de Mattjö Haussy. D’abord présenté comme un collectif d’artistes, le groupe s’est peu à peu resserré autour du couple que forment l’ancien Skald et la chanteuse Christine Roche, néanmoins épaulé par de nombreux musiciens dont Mostepha Elkamal (Arkan), Nicolas Derolin et Arnaud Stefanakis en charge des percussions et autres instruments traditionnels (bouzouki, gembri, lyre…).
Après plusieurs chansons débitées au fil des mois puis le EP "Hólmganga" (2022), le premier album voit enfin le jour. De loin, Hrafnfrimr pourrait passer pour un camelot de nordic folk de plus alors que le genre rencontre un grand succès dans le sillage de Wardruna dont la musique semble avoir réveillé l’âme viking de multiples metalleux. Mais évidemment il n’en est rien. Au contraire le groupe façonne une identité qui lui est propre, et qui réside dans plusieurs éléments.
La dualité entre le chant guttural de Mattjö et celui plus brumeux de Christine, des textes d’inspiration moderne mais transposés en vieux norrois, une musicalité rugueuse ou un syncrétisme musical mêlant influences scandinaves et orientales forgent une sarabande sombre et hypnotique vibrant d’un pouls tribal puissamment évocateur. "Niflheims Auga" reprend les choses là où les a laissées "Hólmganga" et les décuple, leur donne une ampleur cinématographique, une emphase pulsative et crépusculaire à la fois.
Constituant un ensemble long d’à peine quarante minutes, on devine que chacune de ces neuf processions a été élaborée avec précision et minutie, bijoux d’écriture et d’arrangement magnifiés par une prise de son enveloppante. Instrumentation ancestrale et vaste palette vocale s’accouplent pour une plongée aux accents rituels dans des temps anciens embués par une froideur minérale. Le chant en norrois, qu’il soit masculin ou féminin confère à ce tertre obsédant une poésie pleine de rudesse (‘Ferdin’).
Malgré son âpreté granitique, "Niflheims Auga" envoûte constamment, qu’il résonne à la manière d’un rituel guerrier (‘Allt Til Valhallar Dura’) ou égrène une inexorable tristesse, témoin le douloureux ‘Skuggar’ ou ce ‘Yfir Tarin’ porté par une Christine Roche dont la voix tout en émotions est caressée par de fragiles notes de lyre sur fond de percussions qui sonnent comme le battement de cœur de la terre.
C’est une création à cheval entre deux mondes. Géographiques tout d’abord en cela qu’elle dresse un pont entre les fjords mythologiques et les rivages de la Méditerranée. Temporels ensuite puisqu’elle honore le passé sous le prisme de textes plus modernes. Musicales enfin du fait de cette hybridation instrumentale et cette ambivalence vocale entre un registre guttural et un autre plus sentencieux qui se répondent, se complètent autant qu’ils s’affrontent (‘Bryr’), au sein d’un ensemble tout du long avalé par les ténèbres.
Tribal plus que sautillant, dramatique plus que guilleret, funèbre plus que lumineux, "Niflheims Auga" convoque des forces venues des profondeurs des âges, grave des paysages au goût de sang et de cendres, passerelles entre les morts et les vivants qui confirme Hrafngrimr parmi les incontestables chefs de file du folk nordique ambient qu’il noircit d’une tellurique théâtralité.