Déjà cinq ans que "Vapor Trails" avait semé la polémique. Album décevant pour beaucoup, réussi pour les inconditionnels et les amateurs du côté plus brut de Rush - des fans de metal peut-être - malgré l'absence consternante du moindre solo de guitare d'Alex Lifeson, dont on en venait à douter des compétences musicales depuis déjà pas mal d'années. Manque de mélodies marquantes, morceaux trop étirés en longueur, uniformité du son, lequel était incroyablement empli de défauts, saturé, grungy, tous les instruments vous explosant aux oreilles au point que l'on ne distinguait plus grand-chose assez rapidement… une faute inexcusable pour un groupe ayant leur pedigree.
Et ce n'est pas le mini-album "Feedback" qui pouvait compenser, avec ses huit reprises des titres des années 60, arrangées plus ou moins à la sauce Rush quand même. Sympathique, frais, mais pas vraiment ce qu'on attend du groupe en priorité.
Aussi, lorsque j'entendis que ce nouveau disque avait été réalisé en quelques semaines alors que Les Canadiens prennent d'habitude plus de 6 mois pour enregistrer, je m'attendais au pire. Et la surprise est bonne, et même très bonne. Mais il faut dire que la composition et l'arrangement des morceaux se sont étalés sur plusieurs mois, tandis que l'enregistrement lui-même n'a pris "que" 6 termines, sans parler du mixage.
Tout d'abord, la production est bonne, sans être pourtant exceptionnelle… Ainsi que le dit Neil Peart dans un oxymoron, il émane de "Snakes & arrows" une sorte de "sophistication brute". Fini le son cristallin des années 80, début 90. On retrouve quand même une bonne clarté et un son plus spatial par moments. Geddy Lee chante bien. Avec les années, il est véritablement devenu un vocaliste compétent, à la voix claire et juste, nettement moins aigue qu'auparavant.
Rush a voulu ouvertement donner aux fans nostalgiques une petite bouffée de plaisir sur le premier morceau (également le premier single, comme c'est souvent le cas avec leurs albums) : ainsi peut-on entendre dès le début de "Far cry" un riff de guitare qui pourrait sortir tout droit d' "Hemispheres" (1978) ! En fait, on pensera plusieurs fois à cet album et au précédent, "A Farewell To Kings" à cause de quelques sonorités… N'allez pas imaginer pour autant que "Snakes & arrows" est très progressif… Mais il l'est probablement plus que "Vapor trails" et "Test For Echo", nettement plus inspiré sur le plan mélodique également, et c'est là son point fort. En fait, "Snakes & Arrows" peut faire penser aussi bien à "Presto", "Counterparts", "Test For Echo" "Vapor Trails" qu'à l'album solo de Geddy Lee "My Favorite Headache" et au mini-CD "Feedback". Les claviers ont refait leur apparition sur quelques morceaux, de façon très limitée cependant… mais c'est déjà appréciable. Les apprenti-producteurs que nous sommes parfois ne pourront probablement s'empêcher de songer aux résultats obtenus avec davantage de synthés… Mais le son est en général bien plus aérien que sur les deux derniers opus et possède une réelle ampleur.
Chaque album de Rush possède une couleur particulière. On pourrait dire que celle de "Snakes & Arrows" est l'utilisation très fréquente d'un mélange de guitares acoustiques et électriques. Alex Lifeson semble avoir retrouvé la forme, utilisant une gamme sonore assez large avec également un peu de mandoline, etc. Surtout, il nous gratifie enfin de pas mal de beaux solos et ça, ce n'était pas arrivé depuis longtemps ! Neil Peart garde désormais un son assez naturel, puissant mais pas trop sec et son jeu, peut-être moins sophistiqué et mis en avant que sur les albums des années 80, demeure néanmoins en tout point remarquable. Et enfin, Geddy Lee reste le même bassiste inventif et volubile, puissant, frénétique tout en restant subtil et raffiné lorsqu'il le faut.
La plupart des morceaux sont rock ("Spindrift" est parfois carrément lourd et menaçant) mais tous ou presque contiennent plusieurs facettes, des sections plus douces et d'autres plus rock. Quelques racines blues font leur apparition (la première partie de "The Way The Wind Blows", qui contraste avec ce qui suit au cours de ce long morceau). On remarque également des traces de folk (le très accrocheur "Workin' Them Angels"). Et des détails typiques du Rush plus récent réapparaissent ici et là, comme une certaine frénésie rythmique, une montée en intensité, les guitares saturées jouant des motifs tourbillonnants sur certains morceaux (le final très rock, "The Larger Bowl", par exemple).
Surprise : on compte pas moins de 3 instrumentaux, relativement différents. Le trop court "Hope", pièce solo légèrement folk pour guitare 12-cordes acoustique est magnifique. "Malignant Narcissism" dépasse à peine les 2 minutes mais se révèle puissant et très contrasté, joué en groupe (avec solo de batterie et de basse !). Le meilleur est sans doute "The Main Monkey Business", qui dépasse les 6 minutes, à la fois complexe et mélodique, très varié, avec des claviers originaux. Le meilleur titre instrumental de Rush depuis "La Villa Strangiato", probablement.
On a parlé de mélodies, fortes, c'est un des talents de Geddy Lee. On le retrouve sur des titres très accessibles, rock mais aussi presque pop dans le refrain, comme les excellents "The Larger Bowl", "Faithless", ou "Good News First", on découvre même quelques accents jazz assez soft sur "Bravest Face" !
Vous l'aurez compris, "Snakes & Arrows" n'est peut-être pas un des plus grands albums de Rush mais un disque qui s'apprécie un peu plus à chaque écoute, qui surprend lentement par sa richesse. Un renouveau d'inspiration, un retour vers la voie de la sophistication.