"Even in Arcadia" -quatrième album de Sleep Token- est une invitation à se perdre dans un monde où la beauté et la douleur s’enlacent. Le collectif britannique masqué, mené par l’insaisissable Vessel, pousse encore plus loin son alchimie unique de metal progressif, R&B envoûtant, pop atmosphérique et éclats électroniques. Mais cette fois, l’équilibre est fragile, et l’Arcadie promise oscille entre extase et désillusion.

L’ambiance générale est un paradoxe envoûtant, comme une fresque baroque peinte sur un miroir brisé. Dès ‘Look to Windward’, titre d’ouverture de près de huit minutes, l’album installe une tension cinématographique, mêlant synthés hantés et riffs djent massifs qui évoquent une BO de film dystopique. Des morceaux comme ‘Emergence’ ou ‘Caramel’ explorent des textures plus accessibles, avec des beats trap et des refrains pop, tandis que ‘Infinite Baths’ ou ‘Damocles’ plongent dans des abysses plus sombres, presque metalcore. Cette diversité, bien que riche, donne parfois une impression de dispersion, comme si le groupe explorait trop de chemins à la fois.

Les compositions sont audacieuses, mais flirtent avec l’excès. Sleep Token excelle dans les mélodies qui s’accrochent à l’âme, comme dans ‘Even in Arcadia’ ou ‘Gethsemane’, où les refrains planants invitent à fermer les yeux et à se laisser porter. A contrario, des titres comme ‘Past Self’ ou ‘Provider’ ne rajoutent rien et peuvent sembler inutiles. L’intégration de pop-rap et d’éléments électro dans ‘Emergence’ ou ‘Caramel’ évoque Twenty One Pilots, The Weeknd, Post Malone mais au prix d’une intensité metal parfois diluée, presque remplacée. Les fans de Deftones (‘Dangerous’) ou de Bring Me The Horizon apprécieront ces audaces, mais les puristes du djent pourraient regretter la sauvagerie brute.

L’interprétation est, sans surprise, un joyau. Vessel, avec sa voix caméléon, passe des murmures vulnérables aux cris déchirants, rappelant la versatilité de Chester Bennington ou Sam Carter d’Architects. Sa fragilité dans ‘Caramel’, où il semble chanter au bord des larmes, est déchirante. Les musiciens brillent aussi : les lignes de basse groovy grognent comme du Muse époque "Origin of Symmetry", les batteries de ‘Infinite Baths’ pulsent avec l’énergie tribale de Karnivool, et les claviers de ‘Gethsemane’ tissent une brume digne de Sigur Rós. Mais cette virtuosité semble parfois au service de titres moins inspirés, comme un chef-d’œuvre inachevé.

L’évolution de l’album est son talon d’Achille. ‘Look to Windward’ ouvre avec une grandeur théâtrale, et les singles comme ‘Look To Windward’ justement, ‘Caramel’ et ‘Infinite Baths’ maintiennent l’élan, explorant la montée en puissance de la célébrité et ses tourments. Mais certains titres comme ‘Past Self’, ‘Provider’ ou ‘Damocles’, s’essoufflent, les transitions abruptes brisant le fil narratif. Contrairement à la progression hypnotique de "Take Me Back to Eden", ici, l’Arcadie semble se fissurer sous son propre poids, comme un rêve trop ambitieux.

L’originalité reste une force, mais là elle vacille. Sleep Token continue de défier les genres, mélangeant, metal, djent, pop-rap, R&B et touches de trip-hop ou reggaeton, dans une veine proche de Spiritbox. Pourtant, les influences de Northlane ou Issues sont palpables dans les sections metal, et les expérimentations pop rappellent trop souvent des formules déjà explorées par Radiohead ou Chase Atlantic. En clair, émotionnellement, "Even in Arcadia" est un uppercut qui ne va pas toujours au bout. L’album touche, mais ne transcende pas, c’est beau, mais pas inoubliable.