Il y a parfois des détours qui mènent plus droit au cœur que les lignes toutes tracées. Et "Ouida Road" appartient à cette catégorie rare d’albums qui prennent leur temps pour nous emmener ailleurs. Non pas vers l’exotisme plaqué ou les clichés du jazz érudit, mais vers quelque chose de plus nu : une quête, un besoin de dire autrement. Avec ce premier album sous le nom de Yacouba, David Jacob s’éloigne de l’ombre portée de Trust, non pour la renier, mais pour enfin poser ses propres valises.
Derrière ce nouveau patronyme, il y a un geste intime, une africanisation assumée de son nom de famille. Jacob devient Yacouba, non pas par coquetterie, mais comme on remet ses racines à l’endroit. Car cet album ne parle que de ça, en filigrane : d’enracinement, de passages, de ponts jetés entre les lieux et les temps. Et ce, sans jamais que ce soit pesant ou démonstratif. Dès les premières notes de 'Why Tea', on comprend que l’on entre dans un monde où la musique respire. Un piano qui s’ouvre comme un sourire discret, une contrebasse qui rassure, une batterie qui accompagne sans brusquer. Composé en hommage à Yves Torchinsky, ce morceau d’ouverture agit comme une poignée de main silencieuse. On y sent la volonté de poser des fondations, non sur la virtuosité mais sur l’écoute mutuelle.
À mesure que l’album se déroule, les contours se précisent. 'Ouida Road', pièce maîtresse, n’a rien d’une carte postale sonore. C’est une évocation discrète de la mémoire, celle d’un lieu marqué par la douleur mais abordé sans pathos. Le trio joue pour relier. Entre Bénin et Louisiane, entre blessure ancienne et souffle neuf, le morceau avance sans effet, guidé par des percussions africaines discrètes mais fondamentales, qui murmurent l’histoire enfouie des corps et des routes.
Mais l’album n’est pas qu’affaire de racines. Il est aussi peuplé d’instants suspendus, de scènes de vie en filigrane. 'Sunday Market', par exemple dans lequel on y retrouve cette joie tranquille d'un marché de plein air, un peu tordue, qui échappe aux formats. La mélodie accroche sans se livrer complètement, et l’on sent que sous l’apparente légèreté se cache une construction plus subtile. Tout aussi touchant, 'Lily' en conclusion nous prend à contrepied. Épure totale, presque une esquisse, ce thème semble vouloir dire le maximum avec le minimum. Une ligne de piano, quelques soupirs de contrebasse, et le silence qui fait le reste. L’émotion y affleure sans débordement, comme une larme qu’on ravale pour ne pas faire peur à l’enfant que l'on tient dans les bras ou à celle qu’on aime dans des instants difficiles.
Loin de se limiter aux climats introspectifs, le trio explore aussi des territoires rythmiques plus accidentés. 'Hell Heaven Blues' en est le terrain de jeu. Avec des dissonances légères, une impression de déséquilibre maîtrisé qui évoque Dave Brubeck sans jamais tomber dans la citation. Ici encore, la technique est là, bien sûr, mais elle n’est jamais montrée du doigt : elle coule, presque invisible, dans les veines du morceau.
Cette capacité à suggérer plutôt qu’imposer est peut-être ce qui rend "Ouida Road" si attachant. Jamais démonstratif, toujours habité, l’album avance à son rythme, refusant la facilité des effets et des formules. À l’image du trio, la musique s’écoute autant qu’elle se tait, laissant de l’espace pour que chacun y projette sa propre histoire. Il y a dans ce disque une pudeur rare, et une cohérence profonde. Avec "Ouida Road", David Jacob – désormais Yacouba – ne signe pas seulement un premier album solo. Il trace une ligne claire entre le musicien qu’il a été, celui qu’il devient… et l’homme qu’il est. Une œuvre discrète, élégante, personnelle. De celles qui ne font pas de bruit, mais qui résonnent longtemps.