Il y a dans "Legacy", le nouveau Ihlo, quelque chose de profondément humain malgré la froideur apparente de ses machines. C’est un album qui parle de la peur -pas celle des ténèbres mais celle de l’avenir- celle d’un monde où l’intelligence artificielle prend la main sur la création et sur l’âme. Ce thème, Ihlo le transforme en matière sonore, en paysages électroniques qui respirent, vibrent, se fracturent. Et à travers tout ça, un cœur bat encore. C’est ce cœur-là qui fait de "Legacy" un grand disque.
Là où "Union" s’égarait parfois dans ses nappes électroniques, presque jusqu’à l’indigestion, "Legacy" trouve un meilleur équilibre. Les synthés sont toujours présents, souvent massifs, mais mieux intégrés, plus organiques. Ils ne noient plus la musique, ils la prolongent. Et quand la saturation menace, un riff ou une rupture vient tout balayer. Le groupe a trouvé la formule : plus de densité, plus de metal, plus d’énergie. ‘Source’ en est la preuve éclatante, avec un riff monumental, l’un des plus efficaces que Ihlo ait jamais composés. Ce morceau claque comme un rappel à l’ordre : Ihlo sait encore être un groupe de metal, pas seulement un architecte sonore.
Ce qui frappe, c’est le contraste entre la perfection technique et la chaleur émotionnelle. La production chirurgicale, presque clinique pourrait refroidir mais le groupe réussit à y glisser de l’âme, beaucoup d’âme. On sent qu’ils ont quitté le confort de l’autoproduction pour viser plus haut et c’est payant : chaque détail sonne juste. Les percussions précises claquent dans l’espace ; la basse discrète porte tout l’édifice avec une puissance tranquille. Et au-dessus, cette voix. C’est quand l’énergie explose que la voix d’Andy Robison est à son apogée.
Mais il y a une limite -peut-être la seule- mais la plus importante : "Legacy" manque parfois d’un peu de sauvagerie. Pas de scream, pas de growl, pas de déflagration vocale pour libérer toute la tension accumulée mise à part les apparitions de Romain Jeuniaux (Omnerod) notamment dans ‘Legacy’. On aimerait -à certains moments- que la beauté polie se fissure, que quelque chose se brise. L’album reste parfois trop lisse, trop maîtrisé, comme s’il craignait de se salir. Le manque de surprise joue aussi : Ihlo maîtrise sa formule mais s’y enferme un peu par moments. Pourtant, l’équilibre reste admirable.
À certains passages, notamment dans la construction des ambiances et dans la façon dont les instruments se répondent, "Legacy" évoque par moments des univers proches de IONS, Karmanjakah ou Earthside. Cette manière de mêler metal progressif, textures orchestrales et moments suspendus où l’émotion se diffuse comme une onde. Mais Ihlo ne se contente pas de suivre ces références : il les réinterprète à sa manière, avec son énergie djent, ses riffs tranchants et une identité sonore désormais bien à lui.
Ce qui domine tout, ce sont les deux derniers titres ‘Legacy’ et ‘Signals’. Deux morceaux d’une justesse émotionnelle désarmante. Là, tout s’aligne : les guitares reprennent le dessus, la tension monte, la voix se fait presque prophétique. ‘Signals’, en particulier, ressemble à une libération. On y entend une humanité désespérée, une lutte contre la froideur des machines, et quelque part, une acceptation lucide : la peur de l’IA, au fond, c’est la peur de nous-mêmes ! Rarement un groupe aura aussi bien incarné ce conflit sans tomber dans la caricature.
"Legacy" réussit aussi à s’extirper de ses influences. Là où "Union" sonnait parfois comme un petit frère de TesseracT, sur ce nouvel album, Ihlo s’émancipe. On sent toujours cette empreinte djent, les textures aériennes, les harmonies suspendues mais elle ne domine plus. Le groupe s’est construit sa propre identité, plus métallique, plus incarnée, plus vivante. Il y a du djent, oui, mais un djent réfléchi, élégant, qui refuse la démonstration pour privilégier le mouvement, la respiration.
C’est ce mélange de rigueur et de sincérité qui fait de "Legacy" un disque à part. Ce n’est pas un album qu’on écoute en fond sonore : il demande qu’on s’y plonge, qu’on le vive un tant soit peu. Il fatigue parfois, il sature presque mais c’est une fatigue noble, celle d’une œuvre qui ne triche pas. Et quand le ‘Signals’ s’éteint, dans cette lumière crépusculaire où tout semble à la fois fini et recommencé, on ressent quelque chose de rare : une émotion vraie !