Ah qu'il est loin le temps des asticoteurs de manches, des branlotins de la frette, des chatouilleurs de modes mineurs supersoniques (Oui Yngwie, c'est de toi qu'on parle!) ! Qu'il est loin, donc, ce temps où la guitare rock/métal était utilisée comme une Kalachnikov, prête à dégueuler ses rafales soniques assassines. Qu'il est loin enfin, ce temps où le guitariste-auditeur moyen n'en pouvait plus de se voir bombardé d'arpèges supraluminiques dépourvus du moindre feeling et dépouillés de toute musicalité.
Vingt années ont passé depuis et la guitare rock est encore là : est-elle plus sage, plus mature, plus... mélodique?
Alors que l'on se pose cette question, voilà que surgit Victor Lafuente, dans le soleil levant du Pecos, sa Vigier à la pogne, tel le pistoléro de la mélodie diamantine... mais qu'est-ce que je raconte moi? Oubliez ce que je viens d'écrire. Retenez trois choses: Lafuente, guitare, mélodie. Ca suffira pour le moment.
C'est toujours avec circonspection que le chroniqueur aborde la guitare instrumentale. En effet, il n'est pas rare de tomber sur le énième album en forme de glorification d'un égo surdimensionné, dédié à la mise en avant du "moi-sur-le-manche", maladie ô combien contagieuse à l'âge d'or du moule-burnes à rayures et de la perruque péroxydée dégoulinant sur la Charvel-Jackson...
Ceci étant mis au point, soyons immédiatemment clair et précis: on est, avec Victor Lafuente, aux antipodes de cette caricature un peu forcée. "Six Strings For One Heart" est d'abord une ode à la mélodie, à la capacité de la guitare à distiller intelligemment l'émotion et l'enthousiasme. La mélodie est ici en son royaume. Maîtresse de tout, elle s'impose à l'instrumentiste et à l'auditeur de la manière la plus naturelle qui soit : elle chante.
Bel exploit pour un premier album qui aurait pu être bavard, prétentieux ou vainement démonstratif. Lafuente réussit deux choses parfaitement : il happe l'auditeur en son univers en ciselant des mélodies imparables et insuffle une énergie roborative en n'oubliant jamais ce qu'est essentiellement le rock: un direct à la mâchoire.
Les styles abordés sont nombreux et variés. Là où on aurait pu craindre d'avoir affaire à un patchwork décousu, on découvre une œuvre cohérente et mature où tout coule le plus naturellement du monde. Du mitraillage rock aux subtilités organiques, de l'atonalité jazz, en passant par la corde nylon classisante, l'artiste dévoile un champ de compétence assez impressionnant ; aucun pan de l'instrument ne lui est étranger.
Il est facile de se laisser emporter dans les courants impétueux de cet album. Jamais la lassitude ne pointe le bout de son nez chafouin. En mélant subtilement l'agressivité propre au genre avec une capacité bluffante à faire monter la tension en jouant sur de multiples ambiances, Lafuente crée une musique qui n'est jamais statique en cultivant l'art ô combien délicat du "silencio in musica".
Ce qui est particulièrement remarquable, c'est que l'on sent une maîtrise technique hors-pair, mais que jamais, au grand jamais, Lafuente ne se laisse déborder par elle. C'est toujours avec humilité, en se faisant le serviteur de la musique, qu'il aborde chaque note. Impressionnant.
Parce que je suis un être malfaisant et vil, je me dois de dire que -la perfection n'étant pas de ce monde- cet album souffre quand même de quelques défauts. Mais ce sont ceux de ses qualités, à savoir qu'une volonté évidente de parfaire l'écrin est à double tranchant. Si le son de l'album est impeccable, il distille un peu de froideur par son côté un peu trop lisse (trop pro?). Des sonorités plus analogiques -charnelles!- auraient été bienvenues pour mettre plus en avant l'émotion dispensée par cette galette. On pourra aussi un peu regretter le fait que les influences se font encore un peu trop sentir : Joe Satriani n'est pas étranger à Lafuente et ça se sent... Mais tout est relatif, c'est une saine inspiration même si parfois la patte de l'américain s'incruste de manière un peu envahissante. Il restera à la charge de l'artiste de s'imposer à ce mentor virtuel dans l'avenir.
En définitive, il est vraiment rare de pouvoir poser les esgourdes sur un premier album d'une telle qualité, surtout lorsqu'il s'agit d'un guitariste français. Tout le potentiel est là pour donner naissance à un musicien d'envergure : une connaissance innée de l'instrument, une maîtrise technique saisissante, le sens aigu de la mélodie et un talent certain pour instiller l'émotion. On ne peut guère exiger plus. Reste que Lafuente a mis la barre assez haut et qu'il est condamné (délicieuse condamnation !) à suivre une courbe ascendante. Il est dit qu'un premier album est toujours le début d'une histoire... Quelle belle histoire nous attend là.