Après avoir prêté vie à de véritables épopées mythologiques (« Kalevala », « A Finnish Progressive Rock Epic », « The Colossus Of Rhodes and Odyssey », « The Greatest Tale ») et avoir réalisé des bandes-sons basées sur les scripts de westerns à succès (« The Spaghetti Epic I et II »), « Colossus », une association finlandaise de musique progressive, soutenue et aidée à nouveau par le label français « Musea », développe un nouveau concept, axé sur le célèbre roman de R.L. Stevenson, « Treasure Island » ou, autrement dit, « L’île aux Trésors ». Ce nouveau projet reprend la recette élaborée et peaufinée lors de la création des œuvres précédentes à savoir réunir en son sein des groupes de différents horizons (trois en l'occurence pour ce projet), ayant en commun la fibre « progressive », et leur proposer d’élaborer une pièce musicale, véritable suite épique, en ne recourant qu’à des instruments ou des technologies inventées et utilisées dans les années soixante-dix. Le but étant d’immerger l’auditeur dans une atmosphère proprement « seventies » afin de l’amener à s’imprégner des trésors sonores de l’âge d’or du rock progressif. Des trésors ? La découverte de cette île à laquelle nous sommes conviés en regorge-t-elle, comme son nom l’indique ? Sans à priori ni attentes particulières, sans l’espoir de recroiser dans ce périple les spectres des plus grands monuments de cette ère musicale, nous pénétrons cet univers, sereins.
« Velvet Desperados », par l’intermédiaire d’un titre chaleureusement cuivré, premier hors d’œuvre de ce mets gargantuesque, nous réserve un vibrant accueil. Dès les premières notes de bienvenue, s’offre à nous un copieux mélange d’instruments aussi variés qu’originaux. Aussi, sommes-nous emportés dans un tourbillon sonore où s’entremêlent et fusionnent les airs mélodiques d’un saxophone, d’une trompète, d’une harmonica avec les partitions d’un cor français, d’un accordéon et d’un didgeridoo, tantôt triomphants et majestueux, tantôt doux et mélancoliques, nous rapprochant de l’ambiance du thème présenté. Cette diversité prête aussitôt à l’atmosphère qui nous enveloppe un caractère envoûtant et captivant. Portés par les notes, nous pénétrons une contrée multicolore au sein de laquelle nos différentes émotions sont constamment sollicitées et mises en éveil : soudainement interpellés et dérangés par les coups d’un canon et le roulement d'un tambour, puis mystifiés par un rythme très rétro qui nous immerge dans le Los Angeles des années soixante-dix. On semble même côtoyer, l’espace d’un instant, les deux flics les plus célèbres de cette période au boum télévisuel sans précédent. L’ensemble des différentes structures de cette pièce s’avère d’une cohérence insoupçonnée et évite l’apparition d’une malencontreuse lassitude. Aussi, l’exercice long de plus de 25 minutes défile devant nous sans heurts et d’un trait, nous invitant à poursuivre le voyage non sans désirer virevolter et revenir sur nos pas pour revivre plus en profondeur une partie des curiosités que nous venons de découvrir. « Velvet Desperados » nous offre, avec ce morceau soutenu et parfaitement maîtrisé, un étonnant ouvrage, annonciateur d’un talent prometteur. Bien qu’évoquant inévitablement une multitude d’influences, ce passage démontre une certaine prouesse ; celle de réunir en son coeur les parties cuivrées développées en son temps par « Chicago » aux effluves expérimentales de « Genesis », de « Banco » ou d’ « Emerson, Lake And Palmer », mariage encore inédit jusqu’alors. Prenant !
A peine parvenons-nous à nous extirper de cette symphonie épique que nous sommes aussitôt possédés par une ambiance rappelant de près l’inoubliable « Van Der Graaf Generator » exécutée par les italiens de « The Floating State » et qui s’insère davantage dans la veine du pur rock progressif tel que l’on a tendance à le conceptualiser. La voix n’est pas sans évoquer le timbre d’un David Byrne. L’ombre de Peter Hammill plane constamment au-dessus de ce récit, dont la trame débute sur un fond proprement intimiste, avant de tendre volontairement vers un développement mélodique intrigant pour s’achever dans un final au crescendo dramatique. Le chant se révèle parfois complexe, le rythme décousu et les structures expérimentales escarpées. Une touche d’humour imprègne également ce titre, dans lequel on a l’impression de croiser les différentes facettes d’un personnage tantôt comique et loufoque, tantôt pathétique et mystérieux. Les notes d’un saxo se superposent parfois aux rires déments de petits êtres extravagants. Cette deuxième escale de notre voyage apparaît peut-être moins évidente et moins poignante, il n’en demeure pas moins qu’elle recèle en son sein certaines richesses appréciables. Outre un mellotron délicieusement inondant, citons cette partie finale qui nous plonge dans une atmosphère davantage mystique, évoquant « Les Doors » et le clavier insaisissable de Ray Manzarek, avant de laisser place à une guitare aux tonalités hispaniques et aux accents « latino » séduisants, rappelant notamment, par moments, la magie délivrée par le somptueux « Kotebel ». Divertissant !
Puis survient ce choc, cette vive émotion, image d’un bonheur intense ; « La Aventura En El Mar » de « Nexus », petit chef d’œuvre de rock progressif symphonique. L’instant est solennel, la musique prend une dimension métaphysique et élève notre âme dans les splendeurs de la beauté à l’état pur. L’expérience devient alors purement émotionnelle, nous transportant hors des conditions matérielles, dans un état de transcendance insaisissable. Nous voilà suspendus entre ciel et terre, en apesanteur, en lévitation. La respiration retenue et le moindre de nos sens en éveil. Place à un récital de guitares inspirées et relativement variées, évoquant à tour de rôle « Camel » ou « Pink Floyd », à des claviers emphatiques, à des synthétiseurs aériens et lumineux enveloppants, à un chant au refrain imparable et aux tonalités espagnoles particulièrement à propos. Cette étape, qui ne peut laisser insensible, s’achève par la reprise de la mélodie initiale, se répétant inlassablement, comme pour mieux marquer, du sceau des regrets et de la nostalgie, la fin de notre voyage. Avec ce morceau aux passages grandiloquents et majestueux, les Argentins de « Nexus » confirment l’étendue de leur potentiel déjà révélé lors de la création de leur ultime œuvre, « Perpetuum Karma », appelée à faire d’eux des prétendants confirmés aux prochaines récompenses décernées pour les meilleures réalisations progressives de l’an qui s’achève. Beau, tout simplement !
Cette « île aux trésors », conceptualisée par R.L. Stevenson et revisitée par les trois groupes précités, nous a offert des instants magiques. Certes, le principe des projets développés par « Colossus » peine à se renouveler. On pourra reprocher à « Treasure Island » un manque d’originalité et de fantaisie par rapport aux exercices précédents, une tendance au plagiat et à cette fâcheuse coutume visant à faire renaître les trésors du passé sans chercher à en enfanter de nouveaux, une trame qui a parfois tendance à s’éparpiller et à perdre en cohérence, une hétérogénéité renforcée par la présence de trois formations aux inspirations et aux tendances différentes (mais cet oeuvre ne doit pas être appréhendée comme un ensemble, mais plutôt comme une apparente trilogie composée de trois chapitres aux couleurs différentes), une production trop "rétro" (mais ô combien volontaire!) ou encore une impression de « déjà vu » que ressentiront peut-être les puristes du rock progressif seventies. On imagine toutefois aisément que ce propos musical s’adresse particulièrement à eux (excepté peut-être le titre de « Nexus »), seuls à même de dénicher les trésors enfouis en son sein, tant il apparaît particulièrement expérimental et varié, dénué de toutes préoccupations commerciales et envahi par une fusion de genres et d’instruments. Ce projet ne fera pas l’unanimité, certes. Mais qu’importe, il n’en demeure pas moins que cet ensemble épique est interprété avec force et talent par des formations dont le plaisir à composer et à jouer transparaît au détour d’une maîtrise parfaite de l’événement. « Treasure Island » se révèle ainsi être une œuvre appelée à titiller la fibre musicale des passionnés de ce genre typiquement « seventies », si spécifique mais si riche à la fois. On en redemande.