Heretic est le troisième album du groupe new-yorkais Naked City, et se situe fort logiquement dans la même veine avant-gardiste que ses petits frères Naked City et Grand Guignol. L’unité stylistique des six productions de la formation s’explique par la fréquence des enregistrements : en un peu moins de quatre ans, le groupe a tout dit, puis s’est séparé deux ans plus tard. Néanmoins, cet album semble devoir être classé un peu à part du reste de la discographie ; pour l’histoire de sa composition déjà, puisqu’il est présenté comme la bande originale d’un film SM, Jeux des Dames Cruelles, pure chimère ; pour la nature des morceaux ensuite, moins mélodiques, plus expérimentaux encore que sur les précédentes productions. Cela en fait-il pour autant un album hermétique, réservé aux seuls initiés ? C’est ce que nous allons voir…
Il est vrai que la première écoute est surprenante, et que la chronique ne sera pas facile à rédiger : aucun morceau ne se détache vraiment de l’ensemble, l’excès de complexité que seules quelques lignes mélodiques généralement déstructurées viennent tempérer engendre rapidement lassitude et découragement. Où le groupe cherche-t-il à nous emmener ? Et d’ailleurs est-ce là vraiment son but ? Questions qui paraissent inévitables. La dissonance est partout présente, le batteur paraît avoir oublié qu’il n’y a pas que l’arythmie dans la vie, la guitare est toute en larsen, feedback et atonalité, tandis que Zorn au saxophone et Eye à la voix rivalisent de cris suraigus, hurlements et bredouillements cacophoniques (le morceau Sweat, Sperm + Blood est à cet égard exemplaire) ; l’album semble n’être qu’une suite de séquences bruitistes rendant toute appréhension traditionnelle totalement inopérante. Car ce n’est plus tellement en terme de musique qu’il faut raisonner, mais plutôt d’expérimentation sonore. Une fois ce saut conceptuel effectué, les écoutes suivantes devraient révéler toute la richesse de l’entreprise.
Car si l’on refuse de ne voir en cet album qu’illustration des errements de l’avant-garde, alors le génie du quintet saute aux yeux. La technique des musiciens est encore une fois sans faille : pour le saxophone, la série Heretic (pistes 6, 8 et 10) devrait convaincre même les plus réticents aux improvisations hallucinées de Zorn ; pour la guitare, sur une base plus jazz, le morceau Sex Games révèle toute la dextérité technique et surtout harmonique (mélange des différents types de gammes, atonalité) de Frisell ; le même morceau démontrera la puissance du batteur Joey Baron, à moins que vous ne préfériez les jeux pervers de The Brood ; dans My Master, My Slaves, la dissonance du piano de Horvitz, renforcée par quelques effets électroniques, choquera les amoureux des belles harmonies mais ravira les fidèles du pianiste américain Pierre Yves ; Fred Frith à la basse est excellent sur l’ensemble de l’album, et grandiose sur le morceau funk Fire and Ice (Club Scene) ; enfin, comment ne pas insister sur l’inoubliable performance vocale de Yamatsuka Eye dans Here Come the 7000 Frog, où le jubilatoire se mêle à l’ironie, la violence à l’hystérie, la folie pure au régressif… Il serait étonnant que Mike Patton n’ait pas écouté ce morceau avant d’enregistrer en 1996 son fameux Adult Themes for Voice !
Au final, voici sans doute l’un des album les plus inaccessibles de Naked City ; mais il est aussi l’un des meilleurs, car le plus personnel. A la différence de Radio (quatrième disque du groupe), qui accuse l’influence d’une soixantaine de musiciens, Heretic, largement improvisé, encore plus largement expérimental, défriche les Terrae Incognitae de la musique ; cette aventure, réellement exaltante, ne se risque pas en quelques heures. Laissez-vous du temps pour découvrir et tenter de comprendre cette musique ô combien exigeante ; le plaisir n’en sera que plus intense…