En 1993, Naked City sortait son quatrième album, Radio, petite merveille de jazz avant-gardiste, triple effort expérimental, historiographique et pédagogique. Expérimental d’abord, car l’ensemble des ingrédients qui avaient fait l’originalité de leurs précédentes productions restent bien présents : bruitisme, dissonance, déstructuration, atonalité, arythmie, violence et esthétique sado-masochiste (pochette, titres, ambiances insanes et compositions oppressantes). Historiographique ensuite, le groupe brassant une dizaine de styles différents et revendiquant l’influence de plus de soixante musiciens (de Jimi Hendrix à Ornette Coleman, en passant par Ennio Moriccone, Frank Sinatra, The Melvins et les cartoons). Pédagogique enfin, puisque l’album propose une initiation progressive aux bas-fonds asilaires pleinement exhumés par le dernier morceau, interminable agonie où la cruauté se loge jusque – et surtout – dans le silence. Programme des plus alléchants, n’est-il pas ? Détaillons un peu…
Asylum commence dans la plus pure tradition zornienne : les solis de saxophone, de piano et de guitare se suivent rapidement, basés sur l’exploration systématique de l’atonalité et de la dissonance, Frisell s’offrant même quelques parenthèses bruitistes du meilleur effet. Mais la basse, plus jazzy que jamais, stabilise la composition, ouvre sur un univers plus mélodique que dans les précédents albums. Le morceau qui suit, construit autour d’un thème parfaitement mémorisable, nous emmène vers un jazz plus conventionnel, Zorn utilisant pour une fois son instrument de manière traditionnelle. Au cours des pièces suivantes, toutes assez courtes, le propos reste relativement apaisé, empruntant à nombre de styles musicaux différents, et joue moins sur la construction d’ambiances que sur les qualités d’improvisation des musiciens ; preuve, si besoin il y avait, que Naked City maîtrise à merveille toutes les recettes du jazz-rock avant de chercher à nous perdre dans les méandres de l’expérimentation. Néanmoins, très progressivement, des ruptures apparaissent, les solis sont gagnés par la déstructuration, se fondent peu à peu dans la recherche sonore générale et gagnent en urgence ce qu’ils perdent en mélodie ; on retrouve chez Zorn le travail sur le cri suraigu, le batteur enchaîne des breaks tous plus complexes les uns que les autres, le guitariste intervient comme producteur de sons et non plus de notes. A cet égard, le morceau Razorwire semble être le premier tournant de l’album, car les morceaux qui suivent renouent avec une recherche harmonique, rythmique et structurelle beaucoup moins aisée à appréhender.
A partir de The Vault, le groupe replonge en effet l’auditeur dans un univers plus malsain, nettement plus violent, avec une référence très appuyée au groupe de heavy métal The Melvins ; et surtout, Yamatsuka Eye rejoint le quintet pour pousser une de ces gueulantes dont il a le secret. Le tempo s’alourdit, prétexte à une longue expérimentation vocale sur fond de guitare saturée, avant une courte explosion de violence où Joey Baron fait preuve d’une technique hors du commun. Le reste de l’album est à l’avenant, moins violent que Grand Guignol, mais plus proche du punk hardcore et du thrash métal que du jazz, malgré de nombreux solis qui ne font que renforcer le malaise gagnant petit à petit l’auditeur. L’ignoble est atteint avec le dernier morceau, American Psycho, interprétation très personnelle et dans le même temps fort fidèle du roman de Bret Eston Ellis, sorti deux ans auparavant. Ce morceau pourrait être perçu comme le testament musical du groupe, car il regroupe en six minutes tout ce qui a fait son originalité – et son succès. La violence est omniprésente (c’est l’épopée hallucinée d’un tueur en série particulièrement cruel qui est racontée ici), et contamine jusqu’aux silences, à l’instar du roman dans lequel les passages narratifs apaisés et anecdotiques portent en eux les germes d’une perversion plus grande encore. American Psycho clôt donc cet album de la meilleure façon qui soit ; par un refus obstiné de la concession et l’affirmation renouvelée de ce qu’est ou devrait être la musique : une recherche de tous les instants au service du cœur aussi bien que de l’intellect.
Pas de critiques négatives à faire sur cet album donc, sinon que les réfractaires à l’expérimentation ne l’aimeront pas plus que les précédents ; pour les autres, si il n’y a qu’un seul album de Naked City à posséder, c’est bien celui-ci !