Avec ce dernier album avant la séparation du groupe, Naked City surprenait tout son monde. Autant nous avions pu raisonnablement nous habituer au jazz-rock hardcore des précédents disques, autant la musique proposée par « Absinthe » relançait tout un processus d’adaptation et d’acclimatation peu commode à mener. Bien sûr, quelques morceaux des précédents albums auraient pu mettre la puce à l’oreille des auditeurs les plus attentifs, notamment avec « Heretic » ou bien les six reprises de compositeurs classiques de « Grand Guignol ». Mais de là à imaginer que le groupe allait nous proposer un album entièrement bruitiste, il y avait un pas, qu’il a bien fallu franchir. Ce qu’il est possible de se demander, c’est si cela en valait le coup.
Inconditionnel du groupe, je peux difficilement affirmer le contraire ; néanmoins, il me faut commencer par une mise en garde. L’écoute de cet album est véritablement éprouvante, non pour sa violence comme dans les précédentes productions, mais pour sa monotonie, son minimalisme, qui risquent de décourager jusqu’aux esprits les plus volontaires. Une désagréable sensation de s’être fait proprement rouler par un groupe au demeurant sympathique paraît presque inévitable. Car que comprendre à ces suites d’arpèges dissonants, à ces ambiances assombries jusqu’à l’excès par diverses sonorités industrielles, métalliques et stridentes dont l’originalité est incontestable, mais la beauté beaucoup moins ? L’utilisation systématique d’instruments préparés ne facilite d’ailleurs pas l’accès à une musique qui semble devoir bien plus à la réflexion conceptuelle qu’à l’écriture harmonique ou rythmique proprement dite. Et pourtant, il serait regrettable de s’arrêter à cette première impression, car l’album développe peu à peu un charme vénéneux dont il devient soudain difficile de se passer.
L’examen des titres déjà rend l’objet attachant pour les férus de littérature que nous sommes peut-être : Rimbaud, Verlaine, Baudelaire font partie de la fête, ce qui n’est qu’assez peu étonnant dès lors qu’il s’agit d’absinthe. La photographie illustrant la pochette est par ailleurs un clin d’œil appuyé au courant artistique surréaliste, puisqu’elle représente une sculpture d’Hans Bellmer. Puis la musique enfin, véritable collage sonore que ne renierait pas, dans le domaine de la peinture, un Max Ernst par exemple. Une musique dont la richesse force l’admiration ; à première vue, une longue plainte lancinante, déclinée sur plusieurs modes et au sein de diverses constructions sonores, agrémentée de nombreux bruitages dont l’évidence dramatique se laisse vite appréhender (chaînes, claquements, grincements, bourdonnements, stridences… j’en passe et des meilleures). Mais tendez bien l’oreille, fermez les yeux et laissez vous porter : n’entend-t-on pas dans "La Fée Verte" l’écoulement de l’eau qui de la fontaine à absinthe s’en vient troubler le vert breuvage ? Et "Notre Dame de l’Oubli" ne vous fera-t-elle pas vous recueillir, dans un silence profondément religieux, pour le salut de ces pauvres âmes plongées dans l’oubli de l’alcool qui "Rend Fou" ? Et peu à peu, nous en venons à souhaiter que ce voyage au cœur de l’"Artemisia Absinthium" se prolonge encore et encore, jusqu’à ce que l’ivresse et ses songes crépusculaires nous engloutisse.
Puis au détour d’un titre, "Verlaine : Un Midi Moins Dix", le piano nous entraîne vers des abîmes vertigineux, pour laisser place ensuite à une curieuse mélopée vocale, avant que la lente progression des vagues, sur fond de rythmique tribale, ne finisse par nous entraîner vers l’ivresse, la vraie, celle que l’on ne trouve qu’au fond de soi lors de l’abandon de nos sens au pouvoir de la musique. Alors pour cette expérience unique, celle d’une variation psychotique sur l’Absinthe si chère au Poète, l’écoute de la dernière offrande zornienne au sein de Naked City est indispensable.