Fermez les yeux. Seul, les jambes dans le vide, perché sur l’une des plus hautes branches d’un chêne plusieurs fois centenaire, vous laissez les derniers rayons de l’astre déclinant jouer sur votre visage, vos épaules courbées par la pesanteur d’une vie qui depuis longtemps ne vous apporte plus rien. Fermez les yeux, imaginez l’envol, la grâce d’une chute que l’on souhaiterait sans fin ; et cette brise tiède qui, croyez-vous, vous portera jusqu’au sol pour vous déposer délicatement sur un épais tapis de feuilles mortes.
Mais avant l’ultime vertige, savourez cette « Musique du Crépuscule », offrande vespérale du groupe Les Fragments de la Nuit, toile tissée de cordes et de piano, contrepoints vocaux comme fil d’Ariane constamment dérobé, toujours à portée d’oreille néanmoins. Voyage atmosphérique "Entre ciel et fer", sans autre possibilité de retour qu’une onirique plongée dans les "Eaux Dormantes" prolongeant le long frisson d’une "Ronde des Fées" virevoltante, portée par des voix cristallines au charme diaphane, d’une limpidité troublante. Dans cet univers magiquement clos et simultanément ouvert sur l’Infini d’un Demain en Devenir, vous saurez vous laisser glisser le long des archets, valser entre les cordes frottées, frappées… puis goûter au charme paradoxal de la "Solitude", cette bichromie baudelairienne sur laquelle plane l’ombre d’un Satie apaisé, mélancolique.
D’autres noms me viennent à l’esprit, parmi les plus grands de la musique contemporaine ; Avro Pärt, dont l’exaltation mystique traverse certaines pièces de cette œuvre crépusculaire ; György Ligeti bien sûr, pour cette faculté à proposer une musique placidement tourbillonnante, où chaque élément rythmique rappelle en le modifiant légèrement le précédent, dans une optique répétitive propre à Philip Glass, ou encore, lorgnant vers le post-rock, aux intrigants canadiens de Godspeed You ! Black Emperor. Magma enfin, pour l’utilisation purement instrumentale des voix et la richesse des agencements polyphoniques.
Tout un réseau dont nos cinq musiciens ont su s’extraire afin d’offrir des compositions toutes personnelles, suaves ou furieuses, mélancoliques ou rassurantes, mystérieuses et envoûtantes. Compositions qui en dernière analyse peuvent être dites spiralaires, tant elles nous dispersent en une multitude de fragments nocturnes – jamais sans doute un groupe n’avait mieux porté son nom – le long des deux axes (vertical et horizontal) sur lesquels se construit toute musique aspirant à l’universalité, toute musique moderne. Complémentarité entre verticalité et horizontalité, pochette artistiquement réalisée, ombre projetée de l’univers cinématographique, mais aussi littéraire, sur l’ensemble des titres… et cette devise, synesthésie qui ne dit pas son nom : « Notre musique est une poésie où les mots sont des notes, un souvenir où l’image est un rêve »… oui, nous sommes bien en présence d’un groupe qui côtoie l’ambition wagnérienne de "Gesamtkunstwerk", d’art total dans la plus grande tradition progressive.
Ouvrez vos yeux maintenant. L’astre solaire n’a pas su résister aux assauts d’une pleine lune engagée dans un "Tango" sensuel avec l’infinité des larmes argentées qui tapissent le ciel, notre ciel, notre nuit perpétuelle que nous venons d’apprendre à reconnaître, et à comprendre. Et ce n’est pas vers le sol que notre regard se porte, ce n’est plus de ce vertige mortel que nous souffrons désormais, mais d’un autre, plus dangereux encore ; celui de l’éphémère émerveillement. Alors restons-y sur ce chêne plusieurs fois centenaire, et de nouveau, savourons…