1979. Peter Gabriel a quitté le navire Genesis et a déjà sorti deux albums. Trois ans plus tard, il est suivi par Steve Hackett, qui fait paraître cette même année son troisième opus solo, "Spectral Mornings", à peu près en même temps que le premier ouvrage de Mike Rutherford, le remarquable "Smallcreep’s Day". Phil Collins attendra quant à lui encore deux ans avant de se lancer dans la carrière que l’on sait.
Ainsi tous les membres d’un des groupes les plus célèbres - et fondateurs - de la musique progressive commencent à voler de leurs propres ailes, d’ailleurs pas forcément séparément : Collins tient la batterie chez Steve et Peter (III), Mike se retrouve avec Phil sur le premier album d’un autre ancien de Genesis, le guitariste Anthony Phillips. ainsi que sur "Voyage of the Acolyte" de Steve, bref les ponts sont loin d’être coupés.
1989 - c’est donc une année après "And Then There Were Three" - Tony Banks fait à son tour le grand saut avec "A Curious Feeling". Il se passe des services des membres de Genesis, assure bien sûr les claviers mais aussi les guitares et la basse, et fait appel à Chester Thompson, déjà batteur de session sur "Second’s Out". Les vocaux sont confiés à Kim Beacon, chanteur de String Driven Thing, un groupe de folk progressif écossais.
Décortiquer un album solo d’un membre d’un groupe phare est pour le fan une mine de renseignements, surtout dans le cas de Genesis. Car jusqu’à "The Lamb ... ", les compositions étaient toujours signées collectivement. Tony Banks a très fortement marqué de son empreinte les deux albums suivants, cosignant tous les titres sauf un et composant tout seul des morceaux remarquables comme "Mad Man Moon", "Trick of the Tail", "One for the Vine", "All in a Mouse’s Night" et "Afterglow". Variété dans les thèmes, richesse des compositions, résolument progressif ou efficacement musical, toujours remarquablement harmonique, c’est très peu de dire que le style Banks - s’il y en a un - est unanimement salué. Tout le monde attendait donc ce "Curious Feeling" comme un fantasme longuement caressé ...
Alors, oui, bien sûr, le fan ne sera pas déçu par le côté harmonique de l’album. Les compos sont placées sous le signe de la mélancolie, le plus souvent sur des gammes mineures et sont soulignées par un piano au son très particulier - le même son qui ouvre "Mad Man Moon" ou "One For the Vine".
Là où le bât blesse, c’est que l’album manque globalement de dynamisme, et cruellement. Chester Thompson, dont la batterie est mixée très en arrière, est largement sous-employé. Le chanteur Kim Beacon assure ses partitions sans grand relief ("Lucky Me", anesthésiant). L’arrangeur Tony Banks arrive rarement à trouver les moyens d’insuffler une âme ou une énergie à ses propres compositions : nous arrivons donc à trouver des morceaux sans intérêt, comme "In the Dark", berceuse molle, "Forever Morning", très scolaire, "For a While", qui aurait pu rejoindre d’autres mornes titres dans le terne "And Then ... ", ou "the Waters of Lethe", dépressif comme du Vangelis sous 'lexomil'. Jusqu’au morceau-titre qui possède un thème bien poussif et une rythmique très pauvre, et bien mal mis en valeur par des arrangements étouffants ...
Et pourtant tout n’est pas à jeter dans ce "Curious Feeling". Car le génie de Banks est bien présent, notamment dans l’excellente suite "The Lie / After the Lie" ; un ton très mélancolique, une transition toute en finesse entre les deux parties, qui préfigure celle de "Domino", des résonnances de "Trick of the Tail", de jolis passages planants, de subtils arrangements, un vrai souffle épique et un chouette solo de synthé bien enlevé (pour une fois) pour la fin font de ce diptyque un titre tout à fait digne de figurer dans une anthologie de Tony.
Bonne réussite aussi sur la fin de "You", où les claviers s’envolent enfin après un début assez anonyme. Et une quasi-réussite pour "Somebody Else’s Dream", dont la rythmique appuyée tranche avec le reste de l’album. Une belle entame, et puis l’auditeur regrette que le chanteur soit si 'correct' sur des vocaux qui auraient demandé une accroche plus agressive. Et, à l’écoute de ce titre, l’auditeur comprend ce qui cloche presque tout au long de l’album : trop lisse, trop domestiqué, pas assez déjanté. Ce défaut va poursuivre Tony tout au long de sa carrière, prouvant que son génie harmonique avait besoin du soutien de Mike pour les arrangements, ou de Steve pour les ambiances, et même de Phil pour le dynamisme et l’humour. Tony Banks, un génie harmonique trop sérieux ?