Comme vous le savez peut-être, Tomas Bodin est le claviériste de The Flower Kings, prolifique groupe de rock progressif suédois dont les albums, sauf exception, sont tous excellents. Aussi attendais-je avec fébrilité la nouvelle production de Sieur Bodin, la précédente – malgré les inévitables défauts dont Batric a rendu compte dans sa chronique – m’ayant tout à fait convaincu. Après avoir constaté que sur les trois titres proposés ici, deux approchent les vingt minutes, je me suis lancé dans une première écoute, persuadé d’avoir affaire à du rock progressif typé années 70, complexe, lyrique et ultra-mélodique. Et j’avais tout faux ! Cruelle déception donc, qu’une seconde écoute a heureusement suffit à chasser ; car s’il ne s’agit plus à proprement parler de rock progressif, « Cinematograaf » propose une musique tout aussi inventive, complexe, lyrique et mélodique. Mais selon d’autres modalités.
En fait, le titre de l’album constitue une parfaite entrée en matière pour définir l’identité du disque : les trois pièces qui le constituent tournent toutes autour du cinéma et s’efforcent de créer une atmosphère proche des musiques de film les plus abouties. L’introduction de divers samples renforce cette volonté de mise en situation narrative ; ainsi des vagues qui affluent et refluent sur une plage – que j’imagine composée de galets polis par le ressac – dans "An Ocean In Between". Les tempi sont calmes, apaisants, chaque morceau se développant avec une lenteur étudiée qui laisse toute sa place au déploiement de superbes mélodies au charme mélancolique, sublimées par des arrangements tour à tour synthétiques (dans "A Spanish Ballerina in Love" notamment) et symphoniques ("Six Six Six", la pièce la plus progressive de l’album). Les claviers sont à l’honneur, Tomas Bodin s’étant occupé de l’ensemble de l’instrumentation, mais l’absence de guitare – en accompagnement comme en solo – ne choque absolument pas, bien au contraire. La superposition de sons acoustiques (le piano surtout, très intelligemment utilisé pour produire une réelle intensité dramatique au sein même de passages plutôt intimistes ; cordes, cuivres et vents, joués au clavier) et d’autres, plus synthétiques, induit une grande diversité des atmosphères et des orchestrations, entre lyrisme et dénuement, qui forment l’écrin le plus adapté qui soit aux nombreuses mélodies émaillant l’album.
Selon les morceaux, diverses influences apparaissent : Klaus Schulze et Pink Floyd pour le premier titre, Vangelis pour le second, avec le passage central du morceau évoquant furieusement le refrain de "Stardust We Are" du groupe de tutelle de Bodin. "Six Six Six" est tout à fait approprié pour refermer l’album, plus agressif, plus sombre que mélancolique, moins linéaire dans sa construction ; on tient là une pièce très progressive, un peu longue à mettre en place (près de trois minutes d’introduction tout de même !), mais notre patience est largement récompensée par la suite. La batterie est cette fois-ci plus largement présente, contribuant à renforcer le caractère épique, voire martial, du premier thème, curieusement coupé d’ailleurs par une courte digression baroque à l’orgue. L’accompagnement évolue plus rapidement que sur les précédents titres, progresse de ruptures en ruptures et laisse place à de courts soli, avant d’ouvrir sur une seconde partie axée autour du piano et d’un superbe solo de clavier au son très travaillé, lent et lyrique, dans lequel on retrouve le toucher inimitable de Bodin, fait de douceur, d’émotion et d’urgence tout à la fois. Le retour au premier thème, ample et lyrique, s’accompagne d’un solo très typé années 70 (ELP bien sûr), avant de laisser la place à une partie plus atmosphérique portée par un long solo de flûte puis de cuivre. Le morceau se referme sur divers bruitages renvoyant à l’introduction...
Vous l’aurez compris, "Six Six Six" m’a favorablement impressionné, et pourrait justifier à lui seul l’acquisition de cet album. Les deux autres morceaux, plus atmosphériques que progressifs, m’ont peut-être un peu moins convaincu, mais ils ne rendent pas pour autant « Cinematograaf » moins appréciable. Au contraire, la diversité des compositions, malgré quelques longueurs – mais, et c’est à signaler car le risque était grand, point de redites à pointer ici – renforcent encore la qualité de l’œuvre. Et l’émotion, même s’il manque sans doute de ces longues montées progressives qui parvenues à leur acmé vous tirent inévitablement quelques larmes de ravissement pur (à l’image du dernier Karmakanic par exemple), présente à chaque instant, n’enlève rien à sa force. Un bel album donc, qui vous conquérra sans même que vous n’en preniez vraiment conscience…