Quoi ? Un nouvel album de Keith Emerson ? LE Emerson d’ELP ? Et on ne m’avait rien dit ?! Attendez que je me souvienne ... Keith Emerson, fondateur d’un des tous premiers groupes prog en 1966 (The Nice), s’affirme comme un claviériste hors pair et déchaîne son Hammond, rencontre Greg Lake au cours d’une tournée aux States en 1970 et forme le célèbre trio ELP dans lequel il utilise audacieusement le Moog. Par la suite, il essaie de maintenir l’esprit trio avec Cozy Powell (Emerson, Lake and Powell, 1986) ou Robert Berry (To the Power of Three, 1988) puis reforme ELP en 1992 (Black Moon, The Hot Seat), avec lequel il montre son savoir-faire sans arriver à renouer avec l’inspiration flamboyante qui était la sienne au moment de ses premiers albums.
En 1995, la route d’Emerson croise celle du guitariste californien Marc Bonilla, lors de l’enregistrement de Changing States, un album solo de Keith. Leur collaboration prend à présent la forme d’un groupe à dominance américaine, un quatuor, cette fois, avec Bob Birch à la basse et Gregg Bissonette aux fûts. Le groupe est dénommé, en toute simplicité, “Keith Emerson Band” (à tout seigneur, tout honneur ...), le disque précisant “featuring Marc Bonnilla”, celui-ci apportant sa pierre aux compositions.
Bien évidemment, à l’annonce de cette nouveauté, le fan qui hibernait douillettement dresse une oreille intriguée, et les questions se bouculent au portillon de sa curiosité : Keith Emerson réussira-t-il à se renouveler, ou bien se contentera-t-il de recycler les recettes éprouvées lors de sa prolifique carrière ? Marc Bonnilla ne risque-t-il pas de se faire dévorer par une personnalité grandement marquante, que dis-je, une légende du rock progressif ? En s’associant de manière ouverte avec un pur guitariste, au point de le mettre (presque) au même niveau que le sien au “générique” de cet album, Emerson ira-t-il jusqu’à nous gratifier de prolifiques duos claviers-guitare ? Quelle sera l’influence du nouveau groupe sur le son Emerson, très typé ? C’est donc avec une impatience oscillant entre avidité, appréhension et curiosité que l’auditeur attend les premières notes de ce nouvel opus.
Accords d’orgue, zones de Moog, rapides descentes de piano, le son Emerson, reconnaissable entre mille, est présent dès l’intro. Les morceaux sont courts, assez habilement enchaînés les uns aux autres. Les quinze premiers forment ainsi une suite (The House of Ocean Born Mary) où le Hammond domine sur les synthés. Il faudra attendre Blue Inferno pour avoir des envolées de Moog. Les compositions de Marc Bonnilla sont aisément reconnaissables à la présence de la guitare, et au chant. La voix, pleine, ronde et assez chaude, rappelle vaguement celle de Greg Lake, les accents pop en plus (Miles Away Pt2 ou A place to Hide).
L’écoute de cette suite donne un sentiment mitigé : d’une part, c’est ce que j’ai entendu de plus cohérent de la part d’Emerson depuis "Brain Salad Surgery", et c’est déjà beaucoup. Le soin apporté aux transitions et aux reprises (Miles Away pour Bonnilla et les Presence pour Emerson) et une bonne variété dans les compositions, donnent une belle tenue à l’ensemble. D’un autre côté, Emerson reprend les mêmes recettes qu’avec ELP. La différence de style entre les compositeurs est assez flagrante, on flirte avec la pop (pas mal faite du tout) avec Bonilla, et Emerson flirte ... avec Emerson, sans nouvel apport. Ou est l’Emerson qui propulsait avec un joli culot des soli de synthé déjantés et autoritaires ? L’album hésite entre les styles, à l’image d’un Marche Train où la guitare manque de tranchant (à la différence de la batterie, pas mal compressée), se réfugiant dans une sorte de compromis qui, s’il n’est pas synonyme de médiocrité, laissera les fans “historiques” d’Emerson assez frustrés. En effet, le prog’ s’accomode mal de tiédeur, surtout quand on s’appelle Emerson !
Sans vouloir paraître trop sévère envers cette suite composée d’excellents moments, comme Prelude to Hope (un piano très Erik Satie), ou Blue Inferno et son 6/4 rapide comme les affectionne Emerson, il apparaît cependant que les développements manquent d’ampleur pour embarquer complètement l’auditeur. Le reste de l’album est constitué de titres disparates, dans lesquels le groupe reprend quelques recettes éprouvées ; le dixie de Gametime ou le réarrangement d’une pièce orchestrale (ici le Malambo de Ginastera comme dans la Toccata de Brain Salad Surgery). C’est toujours aussi bien fait, mais pas nouveau... Les deux compositions de Marc évoluent dans un regitre de pop/AOR de qualité où Keith se borne à jouer les accompagnateurs de luxe sans réellement apporter sa touche.
Vous l’aurez compris, le jugement porté ici est celui d’un fan, qui attend toujours qu’Emerson mette le feu aux claviers. Malgré l’illustration de couverture, c’est ici chose à moitié faite. Mais cette “moitié”-là donne déjà de jolies étincelles, probablement pas suffisamment novatrices pour l’auditeur de 2008, mais assez pour ranimer par instants les braises nostalgiques chez les amateurs de claviers.