En cette année 1976, le nom du géant que l’on connaît aujourd’hui n’a pas encore eu le moindre impact sur le grand public, et pour beaucoup, c’est bel et bien cet album qui lancera définitivement leur carrière, en posant les bases de ce futur style qui influencera tant de formations. Il aura fallu deux ans à Judas Priest pour accoucher du successeur attendu du sympathique "Rocka Rolla", et se défaire au passage du contrat qui les lient à Gull Records. Si ce premier album se composait de nombreux titres de la période où Atkins officiait encore dans le groupe, Rob Halford est ici crédité sur six des neuf titres. Partir sur de nouvelles bases sera indubitablement très positif pour Judas Priest. En effet, après le patchwork présenté sur le premier album, celui-ci a le mérite d’avoir plus de cohérence et d’être plus direct et accrocheur.
Le monstrueux riff Sabbathien de "Victim Of Changes" envoie la sauce dès les premières secondes pour un album sans véritable temps mort. Les progrès sont flagrants ! Le jeu est propre, lourd, avec la volonté de mettre de l’énergie dans chaque titre. L’album est aussi construit étrangement, avec des enchaînements improbables mais réussis, comme la balade "Dreamer Deceiver" qui débouche sur un "Deceiver" bien plus speed. De la même façon, l’exercice de style au piano qu'est "Epitaph" (dans un style music-hall surprenant) est suivi d’un "Island Of Domination" au rythme séduisant qui conclue parfaitement l’album. Les influences blues du début sont laissées derrière et la voix est enfin ouverte pour des brûlots de ce qui deviendra le heavy-metal ("The Ripper", "Genocide"…).
L’entente entre Tipton et Downing se révèle au grand jour, avec un superbe jeu d’harmonies doubles. Le chant d'Halford est surpuissant sur des titres comme "Dreamer Deceiver", sur lequel il couvre plusieurs octaves, ou "Victim Of Changes". Il possède par ailleurs une certaine élégance qu’il perdra peu à peu par la suite ("Epitaph"). La basse puissante et sonore enrichit les compositions avec toujours plus de sens mélodique. Il est à noter qu’un nouveau batteur est engagé, et qu’il sera le second d’une longue liste. Il faudra en effet attendre 1982 pour qu’un batteur de Judas Priest participe à deux réalisations studio d'affilée.
Bien entendu, 22 ans après sa sortie, « Sad Wings Of Destiny » peut sembler avoir mal vieilli, d’autant plus que, pour des problèmes de propriété intellectuelle, jamais Judas Priest ne pourra superviser une réédition de l’album. Certains morceaux paraissent lents par rapport à la suite de la carrière du groupe, avec des breaks qui font souvent penser à la lourdeur de Black Sabbath. Cependant, cet opus possède d’immenses qualités de composition et dévoile un charme tout particulier pour peu que l’on fasse l’effort de ne pas penser à "Painkiller" en l’écoutant. Les géants Deep Purple et Black Sabbath peuvent commencer à jeter des regards suspicieux du fond de leurs gros fauteuils. Judas Priest vient de leur voler leur stylo et compte bien écrire lui aussi quelques pages dans le gros bouquin du hard-rock.