Un soir d'octobre, pluvieux et froid... J'erre dans les rues sombres d'une ville dont j'ai oublié jusqu'au nom et je me guide au son de ces quelques notes lointaines qu'égrène un piano solitaire. Mes pas me mènent vers une étroite ruelle et je trouve enfin l'objet de ma quête. Je rentre dans ce pub où quelques clients écoutent, dans un silence presque mystique, ce pianiste dont les doigts semblent courir d'eux-mêmes sur le clavier depuis une dizaine de minutes.
Le temps de m'asseoir, commander un "whisky sans glace, merci" et j'ai juste le temps de distinguer ce batteur discret, dont je n'avais guère entendu les cymbales à peine sussurées, qu'un saxophoniste se joint à la soirée. Alex Maguire, pianiste touche-à-tout, et Robin Verheyen, saxophoniste, sont alors rejoints par quatre musiciens d'une formation que je ne présente plus aux amateurs de jazz : The Wrong Object. Ce sextet nous convie dès le second morceau à une session jazz typique, avec ses chorus incessants et ses nombreux moments de tension (au sens harmonique du terme).
Le sextet s'adresse à des passionnés et n'échappera pas à la critique éventuelle (et pas forcément injustifiée) consistant à les cataloguer dans une musique élitiste, ou du moins adressée à un public bien ciblé. Faisons fi des critiques et allons plutôt dans le sens positif en assumant cette prise de position : oui, les thèmes mélodiques ne sont pas faciles à appréhender et de toutes façons, ils ne sont là que pour servir de support à des distorsions de tous ordres. Ecoutez le début de Saturn et vous constaterez que sur un quart d'heure, le thème mélodique n'est peut-être présent que deux minutes en tout, ne servant qu'à lancer la rythmique maintenue ensuite par Damien Polard et Laurent Delchambre pendant que Michel Delville part dans un délire tonitruant qui détonne clairement suite à l'ambiance pour le moins feutrée des deux morceaux précédents.
Car on touche là à un domaine du jazz où la priorité est bien donnée à l'expressivité de chaque musicien, expressivité qui se traduit par un enchaînement de "plans", comme les pros les appellent, dont le public ne sait pas clairement où se situe la frontière entre beauté et technicité.
Pendant une heure, les morceaux jazz vont se succéder dans une ambiance plus acoustique qu'électrique, se terminant sur une interprétation d'un classique, Seven For Lee, qui vient nous rappeler que Soft Machine reste le père spirituel et le compagnon de route des Wrong Objects.
Satisfait de ma halte et un peu étourdi par la richesse de cette musique (à moins que ce ne soit cette bouteille vide qui n'en soit aussi responsable), je quitte ce vieux pub et rentre chez moi. La pluie tombe toujours. Intrigué par un mouvement furtif derrière moi, je me retourne une dernière fois pour m'assurer que mes yeux ne m'ont pas trahi et me pose cette ultime question : se pourrait-il que cette silhouette entrevue un court instant soit celle d'Elton Dean ?