Le jazz-rock est terre de toutes les surprises. Plus encore lorsqu’il s’ouvre, avec Spaced Out, au métal progressif ultra-technique que l’on pouvait trouver dans un projet comme Liquid Tension Experiment par exemple. « Evolution », le cinquième album studio des Canadiens, est le fruit du travail d’Antoine Fafard, bassiste et compositeur du groupe, qui nous prouve encore une fois que, s’il sait se mettre en première ligne, ses petits camarades ne sont pas pour autant laissés sur la touche, bien au contraire.
La distribution des rôles est en effet parfaitement équilibrée, chaque instrumentiste goûtant tour à tour aux joies de l’accompagnement et des soli. La technique de chacun est redoutable, autorisant au groupe nombre d’audaces rythmiques sublimées par la batterie tentaculaire de Martin Maheux ; ce garçon au rôle essentiel permet à l’auditeur en perdition de retrouver la pulsation au milieu de riffs ou de lignes de basse chaotiques, tout en projetant celui qui l’accepte dans un dédale de contre-temps, syncopes, triolets et autres subtilités rythmiques reliées entre elles par de très nombreux breaks portés aux limites de l’improvisation soliste. L’utilisation fréquente de la double-pédale, associée à un jeu de basse complexe et inventif, presque surchargé parfois par un tapping à deux mains récurent, explique l’agressivité de compositions plus proches du métal que du jazz.
Pour autant l’exposition multiple des thèmes, exploités, triturés en tous sens par des soli virtuoses, ainsi que la diversité des ponts mélodiques, renvoient à des structures héritées du jazz. Un jazz sombre, puissant, ascétique et secret, qui ne se dévoile pas sans requérir un effort certain de la part de l’auditeur. Car si la musicalité de l’ensemble n’est pas à remettre en cause (il n’y a qu’à écouter "Octavium", son thème et le solo de basse, ou bien encore le splendide final de "Nemesis", pour s’en convaincre), force nous est de constater que les mélodies ne sont pas légion. Mais les solistes (guitare et claviers notamment) ayant l’intelligence de combiner recherche harmonique et souci de mélodicité, aidés en cela par de fréquents changement de tonalités, nous rendent les compositions plus familières, les réintégrant dans la grande famille du métal progressif – combien de fois ai-je songé aux meilleurs passages instrumentaux de Dream Theater !
Par bien des aspects, « Evolution » évoque également le projet de métal prog/fusion Gordian Knot, structuré autour du bassiste Sean Malone. Même degré d’expérimentation, même technicité sans faille, même fourmillement d’idées structurées dans des compositions alliant la liberté rythmique et harmonique du jazz à la puissance et noirceur du métal progressif.
Mais Spaced Out, mieux que Gordian Knot, sait rendre sa musique séduisante, réellement fascinante : le morceau "Power Struggle", cinq minutes trente au compteur, rend bien compte de cet étonnant pouvoir d’attraction que Spaced Out possède sur les sens et l’intellect. Ces deux centres stratégiques étant touchés, il ne nous reste plus alors qu’à nous laisser porter, disloquer puis recréer par cet album au charme complexe, vénéneux et profond…