Ce premier album du groupe américain The Fractured Dimension est un curieux objet : composé en l’honneur du pianiste et compositeur russe Alexander Scriabin, philosophe mystique à ses heures qui envisagea - sans pouvoir mener à terme son projet - de créer une pièce musicale de sept jours (« Le Mystère ») basée sur le concept de synesthésie, « Towards the Mysterium » est un projet ambitieux, démesuré sans doute, de fusion totale entre la musique classique fin XIXè, le jazz, le métal et le prog.
Complètement instrumental, ce disque fait la part belle au claviériste et pianiste Jimmy Pitts, qui assure aussi bien l’accompagnement qu’une grande partie des innombrables soli parsemant l’album. Ses deux compères (basse et batterie) ne chôment pas pour autant, et proposent un jeu ultra-technique, rapide, précis et faussement chaotique collant parfaitement à l’atmosphère générale du CD : un tourbillon de notes, de plans rythmiques audacieux, d’influences aussi diverses qu’incompatibles parfois, de soli virtuoses mais dramatiquement arides souvent, de sensations contradictoires aux origines introuvables… bref, « Towards the Mysterium » reste en grande partie une énigme.
Histoire d’enfoncer le clou, et de rendre cet album encore plus inaccessible au profane, les trois Américains se sont entourés d’une pléiade de guitaristes virtuoses, aux styles de jeu aussi variés que possible dans le mesure où la consigne donnée fut sans doute d’exploser le record de vitesse de ses petits camarades. L’intérêt d’un tel parti pris reste à démontrer, et serait nul s’il ne s’intégrait pas dans un ensemble plus vaste dont la musicalité n’est heureusement pas totalement absente. Les incursions jazzy, fréquentes, cèdent souvent leur place à des plans typiquement classiques (l’exemple le plus abouti étant la pièce pour piano solo "Piano Improv Take 1", ou bien le thème mélodique emprunté à Ravel dans "Worshipping Slonimsky in a Ravellian Mood"), qui côtoient eux-mêmes un métal prog technique oscillant entre Liquid Tension Experiment (LTE) et Bach interprété par Glenn Gould.
L’aridité des morceaux est adoucie par la participation d’un trompettiste et d’un saxophoniste, qui s’expriment principalement au cours de deux morceaux ("Prism I : Reflection" et "Despair") apaisés, clairement jazz, pauses languides et paresseuses ô combien salutaires avant le retour à la complexité de pièces plus étourdissantes. "Fractured Are the Nine Principals" est l’une d’elles, et rend bien compte des multiples directions explorées par les musiciens : thème néo-classique en ouverture, progressivement déstructuré par l’action commune du batteur et du bassiste, puis très rapidement, les soli se mettent en place sur un accompagnement assuré par un piano flirtant joyeusement avec la dissonance. Arrive ensuite un superbe solo de guitare, sensible et gorgé de feeling, qui vire progressivement vers un délire malmsteenien dont nous ressortons lessivés ; après un intermède de nouveau dissonant, le morceau se conclut sur une ambiance complètement hybride, jazz, musique classique et solo flamenco mêlés.
La diversité des genres convoqués et la qualité technique de l’ensemble des musiciens font de « Towards the Mysterium » un album hautement recommandable pour les amateurs de curiosités jazz-rock musclé, pour ceux que Mahavishnu Orchestra et le « The Ultimate Adventure » de Chick Corea ont toujours convaincu, pour ceux enfin qui prennent plaisir à écouter au cours de la même journée Spaced Out, Gordian Knot et LTE. Pour les autres, il n’est pas sûr que le ravissement soit au rendez-vous : avec ces compositions froides, mathématiques (à cet égard, les titres des morceaux "Fibonacci's Notebook" et "The Mathematics of Divinity" prennent tout leur sens) et même parfois abruptes comme sur "Preparatory Action", qui met en scène des instruments préparés, ou encore "Lecture", avec son violon strident et dissonant, cet album risque de se révéler rapidement incompréhensible.
Trop complexe et virtuose pour être vraiment agréable, The Fractured Dimension ne convaincra que les convaincus. Et c’est dommage, car il ne manque pas grand chose à cet album pour se mesurer aux plus grands du genre, cités ci-dessus : mesure, mélodies et sensualité (incarnation même) de l’interprétation. A bon entendeur…