Fan inconditionnel de Mr. Bungle et consorts et amateur convaincu de Frank Zappa, je n’en ai pas cru mes yeux – et bientôt mes oreilles – lorsque je me suis aperçu que le groupe français Vladimir Bozar ‘n’ Ze Sheraf Orkestär citait parmi ses influences les deux artistes mentionnés ci-dessus. Après quelques recherches supplémentaires, il apparaissait que leur premier album, « Universal Sprache », avait été en partie enregistré à Seattle avec l’aide de trois membres des Secret Chiefs 3, collectif formé par d’anciens musiciens de… Mr. Bungle justement. Parrainage prometteur s’il en est, suffisant sans doute pour se faire une idée de la couleur musicale de l’album en question. Et une fois la première piste lancée, aucun doute ne pouvait encore subsister : nous voici confronté à un groupe qui, sans jamais se prendre au sérieux, délivre une musique très technique bien qu’étonnamment ludique, basée sur un mélange des genres aussi improbable que réussi, saturée de références mais éminemment personnelle.
Un cocktail détonnant et très alléchant que nous proposent donc nos six niçois, jamais à court d’idées pour surprendre l’auditeur tout en s’amusant. « Universal Sprache » est bien une sorte de langue universelle, fruit et synthèse d’un patchwork de langages spécifiques à chaque genre musical exploré ou bien souvent tourné en dérision. Cette volonté, source d’une diversité fort jouissive et extraordinairement ludique, exerce aussi ses ravages sur le chant de Pedral, qui s’exprime tour à tour en français, anglais, espagnol, italien, allemand, et d’autres langues dont je n’ai su déterminer l’origine. N’étant pas polyglotte, je n’ai pu comprendre l’ensemble des textes, ce qui m’a sans doute privé de moments d’anthologie aussi délirants que sur "Panzoni Pasta", chanson proposant comme thérapeutique de choc à toute dépression une bonne gamelle de pâtes Panzani (« la vie est belle mais quand des fois j’ai envie de mourir, j’me fais des pâtes, des pâtes, oui mais des Panzani »)!
La pratique du crossover n’a jamais été aussi poussée que sur cette galette, hormis chez les habitués du genre que sont Mr. Bungle ou Naked City. Ce qui aurait rapidement pu se transformer en grand n’importe quoi est ici parfaitement maîtrisé par des musiciens qui empruntent au punk une énergie toute bordélique, tout en développant une virtuosité instrumentale propre au jazz ("Super Mythoman") ou au black-metal. Trois directions largement explorées par le groupe, agrémentées d’incursions tout aussi surprenantes dans la musique tzigane ("RRS Master"), le piano classique (l'introduction de "Super Mythoman"), le disco-funk japonisant ("Panzoni Pasta"), le trip-hop ("Hector ou la défaite de Martin Shin"), le hip-hop (quasi gangsta-rap dans "Gonzalès"), les cartoons survitaminés ("Cartus")… tous ces styles ne résumant jamais à eux seuls, loin s’en faut, le morceau au sein duquel ils sont intégrés. Chaque titre apparaît finalement comme un carrefour privé de panneaux de signalisation et livré à l’entropie, qu’une improbable police routière (fatalement ridicule) aurait tenté d’organiser sans pouvoir faire autre chose qu’ajouter au désordre initial.
Pour compléter ce tableau atypique, le combo se fend d’une reprise hilarante du générique de Rabbi Jacob avec "Le grand rabbi (la revanche du juif japonais)", dans un style soft-jazz mâtiné de death-metal hautement addictif, tandis que "Toulofi Colum" évoque à la fois une BO burtonnienne et "The Silent Elk Of Yesterday" d’Estradasphere. Rien ne se trouve vraiment où on l'attend le plus, et la voix protéiforme de Pedral, aux accents pattonnesques évidents, quoique souvent burlesque et plus souvent encore grave et gutturale (à l’image de ce growl terrifiant qui, passé une courte introduction musicale, ouvre "Hector ou la défaite de Martin Shin"), n’arrange pas nos affaires.
Inutile donc de chercher à se retrouver dans ce télescopage absolument monstrueux d’influences aussi diversifiées que l’histoire de la musique du XXè siècle elle-même. Ce n’est de toute façon pas l’objectif du combo, qui au contraire nous entraîne avec une jubilation certaine vers des rivages trop peu explorés par les groupes français – mais sans doute est-ce cette relative carence qui nous rend l’exercice aussi agréable et rafraichissant à découvrir, et que vous pourrez prolonger avec les fous furieux de Torm ou Carnival In Coal... Un premier album qui place donc la barre très haut, mais que Vladimir Bozar ‘n’ Ze Sheraf Orkestär n’aura sans doute pas de mal à repousser la prochaine fois ! C’est du moins tout le mal que je leur souhaite, en espérant pouvoir bientôt les retrouver sur scène pour des concerts qui doivent à coup sûr valoir le déplacement.