Lorsque paraît en 1999 le premier album de Fantômas, sobrement intitulé Fantômas et sous-titré Amenaza al Mundo (traduction en espagnol de "Fantômas se déchaîne", titre du film français paru en 1965), Mike Patton, le principal artisan du groupe, n’est en est pas à son coup d’essai en matière de chant non textuel globalement composé d’onomatopées et cris en tous genres ; mais c’est la première fois qu’il systématise cette démarche à l’échelle d’un album entier. Pour ce faire, il s’adjoint les services de trois musiciens consciencieusement barrés et ouverts à toutes les expérimentations : Dave Lombardo (Slayer) à la batterie, Trevor Dunn (Mr. Bungle) à la basse et Buzz Osborne (The Melvins) à la guitare. Patton s’occupera quant à lui des voix et de la programmation.
L’album est découpé en trente pistes (de 29 secondes à 5 minutes 07), qui sont autant de pages d’un livre recueillant en son sein l’ensemble des angoisses, perversions, terreurs, violences et autres sympathiques déviances propres à l’être humain. Empruntant son patronyme à notre héros national incarné au cinéma par Jean Marais – et laissant de côté de Funès et ses savoureuses pitreries –, le groupe multiplie les masques et ne cesse de brouiller les pistes qui pourraient nous permettre de toucher au plus près de son identité musicale. Car ce disque semble comme sorti de nulle part et ne tendre vers aucune unité supérieure, fragment de chaos pur imprégnant nos sens amollis par le processus civilisationnel et recréant à partir de là, et de là seul, un monde ouvert aux forces indéterminées de l’entropie, donc de la vie.
Il serait inutile – et bien trop long – de rentrer dans le détail de chaque piste. Une vue globale conviendra bien mieux à l’objet musical dont il est question, à savoir un ensemble hétéroclite puisant aux sources du death-métal, du doom, du grind-core, du bruitisme le plus radical, mais aussi du métal atmosphérique, du jazz et de la musique classique. Ajoutez à cela répliques de film, samples indus et bruitages cinématographiques, et vous obtenez une œuvre extrêmement dense dans son éclatement même. Fantômas pratique l’art complexe du collage et du cut-up avec une nonchalance qui confirme l’incroyable maîtrise qu’ont les musiciens des situations mises en scène. Concept-album, Fantômas ne raconte pas d’histoire selon les principes traditionnels de la narration ; l’absence de paroles n’y est certainement pas étranger, mais plus que cela c’est l’immense diversité des ambiances sonores qui rend toute unification malaisée, sinon impossible.
Chaque morceau semble être l’éclat d’une narration en péril agrégé sans schéma directeur à d’autres éclats, et chacun de ces fragments se divise à son tour en scènes morbides reliées entre elles par la voix protéiforme, suave, murmurante, hurlante, glaciale ou terrifiante, de Patton. Et c’est peut-être là que se trouve l’unité : Patton joue, à nous faire peur, à nous perdre dans la virtualité schizophrène de ses multiples personnalités vocales, à nous interroger sur la terreur que nous éprouvons devant la violence et sur l’envie concomitante et profondément enfouie d’un jour la libérer. La page 14 ne serait alors à cet égard rien d’autre que l’apparition dénudée, pleinement exposée, de cette démarche ludique et jouissive, aussi bien pour son concepteur que pour l’auditeur qui trouve là une clé possible pour aborder l’album.
Ne croyez pas cependant que ce disque est un délire intello pour musicologues graphomanes ; Fantômas se vit avant de se penser, s’éprouve avant de faire preuve de son intérêt. Il est coutume aujourd’hui de reprocher aux productions expérimentales leur aridité élitiste ou leur aspect « prise de tête » (le punk et le pop-rock FM ont fait leur chemin dans les esprits !) ; ce premier album échappe pleinement à ces deux critiques, quand bien même ne couperait-il pas à celle, plus constructive peut-être, d’une précipitation qui alliée à une très grande variété peut rendre pareil album indéchiffrable pour quiconque refuserait de pleinement s’y abandonner, esprit et corps mêlés.