Cela peut sembler évident, mais avant d'être connu, Nirvana n'était pas connu. Imparable déduction appuyée par les chiffres de vente de "Bleach" (quelques milliers, et des singles numérotés à la main qui valent désormais une fortune) qui ne s'envoleront qu'après la sortie de "Nevermind", et le raz de marée que celle-ci provoquera. Mais en attendant...
En attendant, Nirvana est un groupe normal, voire banal. Leur influences, dont il fut tant question par la suite avec à l'emporte pièce les mots 'punk', 'alternatif', et bien entendu 'grunge', sont à chercher du coté des groupes alternatifs (donc) tels Sonic Youth ou The Melvins, mais également du coté du hard et du métal avec Black Sabbath et Led Zep. Le rock reste donc la base du discours de Nirvana, même si ce rock est réduit à sa plus simple expression, et qu'un vaste tri est fait dans les caractéristiques de ce genre (Cobain ne voulait pas d'étiquette).
Dès 'Blew', un paradoxe se pose dans la musique de Nirvana. La démarche, destructive et nihiliste, est servie par une production assez précise, d'une puissance froide et lourde. Ce son, hérité des groupes comme les Pixies ou - encore - Sonic Youth, est alourdi par les influences hard du groupe, et permet des hymnes rageurs comme 'Negative Creep' ou 'School'. Cette rage très particulière n'est jamais démonstrative ou ostentatoire. Le groupe crache à la face du monde son dégoût du fond de son canapé sans la moindre once d'engagement.
Cette attitude adolescente, qui n'est pas pour rien dans le succès du groupe auprès de la tranche d'âge en question, se retrouve dans les paroles. Cyniques et acides, celles-ci peignent un quotidien et des mentalités sombres et sans espoir ('Paper Cuts', 'M. Moustache'...). Dans une sorte d'impuissance vibrante, la guitare de Cobain bave et sature, se démène furieusement dans des compositions plutôt rigides en proposant un jeu crissant et hasardeux, tout en distorsions, qui s'insère parfaitement dans la tonalité de l'album. À coté, la rythmique propulse les compositions avec un groove particulièrement sec ('Blew', 'Love Buzz' et sa basse lancinante et mélodique...).
Heureusement, que ce soit au chant ou à la gratte, Cobain est toujours cadré par cette rythmique, et par les mélodies puissantes des compositions. Le groupe ne tombe jamais dans le délire bruitiste et propose toujours des refrains, quelque chose à chanter, à scander. Cette musicalité omniprésente permet d'écouter l'album sans temps morts (de légers essoufflements, tout au plus) et de s'imprégner sans effort de son ambiance particulière.
Quelques années plus tard le groupe sortira "Nevermind" et rentrera dans une spirale incontrôlable, où tout sera analysé et interprété, en oubliant la base. Avec "Bleach", Nirvana est en sursis et propose de la musique avant tout, profondément marquée par un pessimisme et une désillusion qui donne à l'album une saveur encore authentique, accueillante, et amère. Des qualités indiscutables pour un résultat qui, au vu de la suite des évènements, s'avère unique.