À bien des titres, "Nevermind" est un album capital. Sans parler du mouvement grunge, aux caractéristiques plus circonstancielles que stylistiques, parlons d'abord du groupe. "Nevermind" révèlera Nirvana, "Nevermind" sera Nirvana.
Nirvana, de par son indépendance par rapport au reste de la scène rock/hard de l'époque, est immédiatement placé dans les rangs des contestataires. Les intellectuels qui, depuis le punk, défendent une musique minimaliste, prennent alors sous leurs ailes ce groupe qui refuse avec courage le "star system". En louant son intégrité pour démontrer la leur, et en proposant à une génération un modèle nihiliste qui sent bon la facilité, ces bien pensants propulsent Nirvana et son leader Kurt Cobain sur le devant d'une scène qu'ils fuyaient à tout prix.
Et le disque est un paradoxe. Utilisé à travers les années comme étendard du rock alternatif et libre, "Nevermind" est surtout un album étroit et coincé. Coincé dans une production lisse et sans saveur derrière un formatage qui est à la musique de Nirvana ce qu'est le MP3 au son d'un disque: une version simplifiée, qui ne livre que le principal en oubliant l'essentiel. Le paradoxe, c'est aussi celui d'un album qui sera un immense succès commercial, et qui drainera des foules pas toujours désirées aux pieds de Kurt Cobain.
L'album s'ouvre sur le méga-hit 'Smell Like Teen Spirit', qui déboule lentement et massivement pour tout brûler sur son passage, et s'atténue au fur et à mesure, comme un feu qui s'éteint. C'est même une véritable agonie puisque, mis à part le sursaut 'On A Plane', l'album décline lentement pour atteindre son crépuscule sur un 'Something In The Way' mélancolique et déconcertant, où la bête vaincue expire son dernier souffle sur fond de violons. La hargne est toujours là pourtant. Elle se ressent tout au long du disque, mais sans le contact qu'apportait "Bleach". Cobain se débat derrière une vitre, dans une camisole de force. Les guitares sont lointaines également, overdubbées et superposées. La batterie, triggée, sonne artificielle et lisse.
Et derrière tout ça ? Dans ce triste emballage, les hits s'alignent, imparables. Les morceaux sont solides. Mélodies de chant entêtantes, riffs rageurs et géniaux, rythme d'acharné... Tout le talent de Cobain s'exprime. Il parait que le rock est mort le jour où il a été mis dans un musée. "Nevermind" est un mort-né, une fausse couche, un avortement. Mis sous verre avant même sa sortie, ce disque donnera une véritable crédibilité (commerciale) à un rock alternatif qui se jettera sur le trône dont Kurt Cobain ne veut pas. "Nevermind" traumatisera le paysage musical, et tuera son auteur.