En 2004 sort ce qui est à ce jour l’avant-dernier album de Fantômas, Delirium Cordia, composé d’un unique morceau d’une heure et quatorze minutes. A n’en pas douter, ce disque représente le chef d’œuvre de ce super groupe formé par le chanteur Mike Patton. Il s’agit aussi de celui qui divise le plus la communauté musicale adepte de métal avant-gardiste et d’expérimentations radicales : aboutissement génial d’une démarche novatrice et toujours-déjà en mouvement, ou caprice égotiste de trop ? c’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre.
Pour ma part, cette question n’est que rhétorique et j’ai déjà donné ma réponse plus haut : Delirium Cordia est LE disque de Fantômas à posséder, celui par lequel commencer et conclure la découverte de ce groupe. Mais le rejet qu’il a pu et peut susciter se comprend et se mesure proportionnellement au degré de surprise et d’incompréhension que provoque son écoute. Car disons-le tout net, il vous faudra sans doute patience et persévérance pour finir par apprécier cet album, et en devenir conséquemment un inconditionnel achevé. Pourtant, le ton est plus posé, plus réfléchi que dans Fantômas, premier album du groupe ; l’aspect grindcore, potentiellement rébarbatif, a largement été effacé au profit d’une recherche permanente portant sur les atmosphères et la création d’une ambiance propice au délire des sens. Delirium Cordia s’écoute comme se regarde un film de Lynch ou se lit Le moine de Matthew Lewis ; mais il ne se découvre pas sans avoir au préalable fait le silence et le vide autour de et en soi.
Cette longue pièce, nommée Theatre of Operations, est divisée en une multiplicité de scènes dont la cohérence narrative reste floue, indicible mais néanmoins sensible ; empruntant à la musique concrète l’introduction de sons tirés de la vie quotidienne, ce morceau nous donne à imaginer le travail du chirurgien – ou du dentiste, impossible pour moi de trancher – en salle d’opération, nous fait entendre les battements réguliers d’un cœur que l’on opère sur fond d’ostinato angoissant joué au piano, nous plonge au cœur d’une nuit ventée dérivant lentement en apocalypse numérique,… avant de se conclure par le hoquet régulier d’un 33-tours qui cale sur le tourne-disque. Musicalement, la diversité est également de mise, car sont convoqués tout un ensemble de styles hétéroclites : musique classique (Tchaïkovski, Ligeti notamment), chants grégoriens (47 voix sont ainsi superposées, que Mike Patton aurait à lui seul entièrement interprétées), surf-music, jazz, progressif floydien, et métal évidemment. Ces multiples influences s’entrechoquent, se croisent, s’annihilent mutuellement pour créer une lente dérive ponctuée d’explosions rythmiques qui, raréfiées dans cet album, surprennent par leur brutale intensité.
Au chant, Patton nous accompagne tout au long d’une errance bien souvent angoissante, terrifiante parfois, et nous n’avons d’autre choix que de le suivre, animés d’une curiosité malsaine se délectant à l’avance des extravagances vocales du maître. En fait d’extravagances, Patton se montre plus sage qu’à l’accoutumée, ou tout du moins plus construit dans ses interventions. Onomatopées, cris déstructurés et grognements informes restent de la partie, mais sont tempérés par d’authentiques moments de chant qui mettent en valeur la chaude sensualité de sa voix dans les aigus, vocalises lyriques incroyablement maîtrisées. Ce qu’il gagne en maturité, il ne le perd pas pour autant en diversité, élargissant encore la gamme des émotions humainement transmissibles. Le travail des musiciens est à l’avenant, discret mais omniprésent, tout entier dédié à cette violence apaisée, et d’autant plus perverse, qui traverse l’album.
Aussi Delirium Cordia m’apparaît comme une œuvre majeure, et pas seulement à l’échelle des musiques expérimentales. Cet album, que je pourrais qualifier d’authentiquement progressif – bien plus que nombre de disques abusivement affublés de cette étiquette –, doit être perçu comme la quintessence du processus créatif, l’offrande géniale et unique de quatre musiciens parvenus au sommet de leur art ; rien de plus, mais surtout rien de moins que cela.