La tendance se dessine depuis une bonne quinzaine d’années et n’a cessé de se renforcer jusqu’à aujourd’hui : l’Europe du Nord (Suède, Norvège, Finlande) est devenue grande pourvoyeuse en groupes de rock progressif furieusement attirés par l’univers musical et sonore des 70’s. Gargamel, combo norvégien formé en 2001 et composé de quatre gaillards aux compétences éclectiques, ne fait pas exception à la règle. Le rock progressif qu’il délivre dans ce second album, Descending, évoque sans confusion possible la période allant en gros de 1969 (In the Court of The Crimson King) à 1975 (Godbluff), en son versant européen donc.
Mais à la différence de nombre de groupes scandinaves, Gargamel n’œuvre pas dans un prog symphonique sous perfusion yessienne/genesienne, et ne sacrifie que peu de choses (peut-être la gestion du thème principal dans Prevail) à l’influence floydienne si souvent présente chez ses confrères européens. Pour autant, les emprunts sont présents, frappants même dès le premier morceau : Van Der Graaf Generator se dresse, drapé dans sa sombre fureur, en ouverture de Descending. Et il ne quittera plus notre platine. Le groupe avoue également porter un intérêt tout particulier aux groupes allemands des 70’s (krautrock et prog planant) ; j’ajouterai à cela que les expérimentations jazz et classique de King Crimson ont bien du une fois ou l'autre passer entre les oreilles de nos quatre Norvégiens.
Mais laissons là ce petit jeu des comparaisons, souvent stérile quoique présentement éclairant ; car vous savez désormais que ce Descending, fort de seulement quatre titres (dont trois totalisant plus de 40 minutes de musique) vous plongera dans les abimes expérimentaux, mélancoliques et tortueux du progressif.
Nous sommes face dans cet album à trois longues pièces excédant peu ou prou 10 minutes, dont l’une atteignant les 17 minutes. Ce qui laisse le temps aux musiciens de s’exprimer dans de longues plages instrumentales dont les soli ne constituent pas, comme on pourrait s’y attendre dans ce genre musical, la matière principale. Gargamel développe plutôt des ambiances lentes, mélancoliques, sombres et violentes, traversées parfois de fulgurantes accélérations. Les assises harmoniques sont généralement construites en arpèges de guitare que viennent doubler les claviers, largement utilisés sous toutes leurs formes (orgues et mellotrons principalement) dans cet opus ; du moins est-ce le cas dans le premier titre, le second laissant plus de place aux riffs de la guitare électrique. Cette deuxième pièce introduit également le saxophone comme élément identitaire du groupe, rendant définitivement palpable la connexion avec Van Der Graaf Generator. Cette connexion, c’est certainement le chant qui l’exprime le mieux : voix grave et écorchée, extrêmement théâtrale, capable de la plus douce suavité comme de la plus grande violence, schizophrénie vocale assumée et mise en scène, parfois redoublée par la superposition des voix.
Prevail fait également la part belle à la flûte traversière, chargée du thème central longuement développé en milieu de morceau, qui évoque certainement Jethro Tull et, comme écrit plus haut, le Pink Floyd psychédélique. Le saxophone prend le relais sur la fin, dans un solo très crimsonien ouvrant sur une apothéose vocale dense et profonde. Le troisième titre, plus court, synthétise les qualités du groupe : théâtralité, richesse instrumentale, complémentarité entre mélodies et développements rythmiques, courts soli et noirceur lumineuse.
Mais c’est à Labyrinth que revient la tâche de mettre en avant la face psychédélique/planante de Gargamel. Après une intro âpre et musclée, suivie d’une première partie chantée, nous voilà plongés dans du krautrock schulzien, tous synthés dehors, qui a pour effet de construire une ambiance angoissante, dissonante, entrecoupée de fragments mélodiques annonciateurs d’une reprise n’intervenant qu’à la neuvième minute via un lent solo jazzy de saxophone. Le génie du quartet éclate ensuite dans un tourbillon sonore porté par une basse hypnotique et ronflante, amples boucles rythmiques sur lesquelles se greffent soli de guitare et de claviers dans la plus pure tradition expérimentale propre aux seventies. Le chant indique un retour à une construction moins éclatée, mais aussi la fin d’une pièce majeure de cet album.
Gargamel signe donc avec Descending un album qu’il sera peut-être difficile de qualifier d’entièrement personnel, mais qui présente l’avantage de rompre avec la plus grande partie des productions contemporaines en matière de rock progressif. Complexe, introspectif, radical sans doute, ce disque charme par une noirceur qui laisse heureusement la place à de superbes éclipses étincelantes, et ne l’en rend que plus attachant. Une réussite incontestable.