A peine un mois après sa sortie, le nouvel album des trois anglais de Muse, The Resistance, a déjà franchi le cap des un million et demi de ventes. Un tel succès ne peut manquer d’interroger la conscience critique du chroniqueur qui se doit certainement d’observer d’assez près la réception de l’album par ses confrères et par l’ensemble du public. Et force est de constater que ce disque, ainsi que le groupe qui en en l’artisan, est loin de faire l’unanimité. Cela n’est certes pas nouveau, Black Holes And Revelations ayant déjà fait couler beaucoup d’encre, mais certaines réactions sont aujourd’hui révélatrices d’un fossé profond continuant à se creuser entre les défenseurs d’un rock traditionnel pur et dur et les partisans d’un courant ne rejetant pas en bloc les influences progressives qui traversent, quoi qu’on en dise, de nombreuses formations.
Car Muse est, dans cet album plus que dans aucun autre, profondément tributaire de groupes qui ont, à des niveaux différents, clairement marqué de leur empreinte le monde musical des années 70, et plus spécifiquement celui du rock progressif. Queen tout d’abord, dont le glam-rock largement teinté de prog se retrouve dans United States of Eurasia, dont la structure ainsi que le chant et les chœurs évoqueront sans doute aucun les titres les plus démesurés du groupe. Notons que cette influence est parfaitement assimilée et masquée par la diversité des couleurs, Muse nous amenant sans complexe à la découverte de cadences orientales et concluant ce titre par une reprise de la Nocturne n°2 en mi bémol majeur de Chopin. Dans une certaine mesure, Unnatural Selection, longue pièce en trois parties jouant sur la multiplicité des tempi et magnifiquement sublimée par un solo au touché délicat, appartient au même courant ; ce morceau épique, certainement le plus marquant de l’album, s’inscrit dans la continuité des travaux de Muse en assumant un drôle de jeu d’auto-emprunt, le riff introductif tournoyant ne pouvant manquer de renvoyer à celui de New Born (Origin of Symmetry, 2001).
Au-delà de l’utilisation des claviers déjà très prégnante dans les deux précédents albums, le retour du piano sonne comme un rappel de l’admiration portée par Matthew Bellamy au compositeur et pianiste russe Rachmaninov, mais inscrit aussi le groupe dans une histoire qui commence avec Yes et Emerson, Lake and Palmer, généreux trio de prog symphonique créé au début des 70’s. Le chant a toujours occupé une place importante chez Muse – et qui les en blâmerait vu les capacités vocales du chanteur, excellent dans les suraigus ! –, et The Resistance ne déroge pas à la règle. Mais cet album accorde également beaucoup d’attention à la musique elle-même, le bassiste étant notamment très présent avec un jeu d’une grande intensité mélodique. Et au-delà, Bellamy a tenu a arranger lui-même l’ensemble des partitions de l’orchestre, représenté sur nombre de titres et plus spécialement sur cette symphonie en trois mouvements qu’est la suite Exogenesis. Cette rencontre entre trio rock et musique classique n’est plus nouvelle aujourd’hui, mais renvoie immanquablement à l’âge d’or de ces expérimentations… Les années 70, vous l’aurez compris !
Néanmoins, cette suite qui conclut l’album n’est pas une franche réussite. Autant les accusations, si souvent portées par les détracteurs du groupe, de grandiloquence, prétention, pompiérisme et autres charmants qualificatifs, n’ont pas lieu d’être pour les sept premiers morceaux, autant touchent-elle plus juste sur ces trois derniers. Les arrangements ne sont pas de la finesse attendue après un tel album, les parties piano (second et troisième mouvements) tournent en rond, et même si la voix du chanteur reste comme toujours parfaite et son jeu de guitare aussi assuré (deuxième mouvement), le reste du groupe se retrouve dramatiquement rejeté à l’arrière-plan, Muse échouant ainsi à réellement marier musiques électrique et symphonique. Pour autant, l’analyse délivrée ici est celle du chroniqueur attaché à une certaine objectivité. En tant qu’auditeur emporté par la passion, et malgré la validité de telles critiques, je ne peux m’empêcher d’apprécier cette symphonie sympathiquement mégalo.
D’autres titres, d’un accès plus immédiat, s’inscrivent dans la tradition du rock alternatif que Muse n’a jamais vraiment quittée depuis Showbiz (1999). Ainsi de Uprising, morceau heavy à l’accompagnement sourd et heurté, plutôt minimaliste au regard de ce qui suivra, investi d’une urgence presque hypnotique. La même urgence que l’on retrouve dans le single Resistance, cette fois-ci taillé pour les stades avec son refrain aux accents épiques qui tire toute sa dynamique d’un jeu de basse technique et malicieux. Guiding Light, jouée sur un tempo très modéré, s’apparente plus à une ballade au lyrisme un peu forcé, que vient cependant magnifier un excellent mais trop court solo de guitare. Enfin, MK Ultra rappelle les velléités électro du groupe, que Black Holes avait poussées à leur acmé dans une veine 80's ; l’approche est ici plus expérimentale, notamment durant la deuxième minute, rythmiquement et harmoniquement très déconcertante.
Voici donc Muse revenu sur le devant de la scène avec un album qui, s’il n’est pas exempt de tout défaut, a le grand mérite de prouver à ses fans comme à ses détracteurs que le groupe est encore capable d’inventer, de se renouveler, et ce malgré la pression du succès. The Resistance est en bien des aspects une sorte de synthèse de l’ensemble de ses prédécesseurs, sans pour autant se laisser écouter comme une simple resucée. S’il renoue avec l’esprit et le son plus rock de Showbiz et d’Origin of Symmetry, il ne renie ni le symphonisme d’un Absolution, ni l’électro de Black Holes, et parvient enfin à entraîner l’auditeur vers les terres trop souvent méprisées du rock prog 70’s ; ceci n’est pas la moindre de ses qualités.