S'il est probablement un album qui divisera cette année, c'est bien celui-là. N'ayant jamais laissé indifférent, on peut être amené à se dire qu'il ne s'agit là que d'une démarche purement mercantile de la part de Slayer, qui entendrait ainsi jouer une fois encore de cette éternelle image sulfureuse pour écouler en masse leur nouvelle production. Détrompez-vous. Car iconoclaste, cet album l'est, et pas qu'un peu ! Et au-delà des thématiques glauques/sordides/macabres/anticléricales habituelles, c'est pour une fois musicalement que cette direction artistique s'exprime. Et oui, Slayer, c'est de l'art.
Les morceaux de ce nouvel opus des Californiens, leur dixième, se divisent assez aisément en deux catégories. D'une part, on retrouve les brûlots rageurs et chaotiques qui sont les véritables marques de fabrique du groupe ; ainsi, "Public Display of Dismemberment" ou encore l'excellent "Not Of This God", véritable déluge de riffs jouissifs, ne risquent pas de désarçonner les fans du groupe, bien au contraire, et arracheront même probablement des sourires satisfaits ou provoquerons des headbangs frénétiques. D'autre part, et c'est là que l'album se dévoile réellement, on assiste stupéfait à la résurrection d'une autre facette du groupe, que l'on croyait disparue à tout jamais après deux albums exceptionnellement brutaux.
Cette facette mid-tempo, lourde mais mélodique, qui remonte aux glorieuses heures du diptyque South Of Heaven/Seasons In The Abyss, se révèle extrêmement déstabilisante au premier abord. On en vient même, comme lors de "Playing With Dolls", à se remémorer d'autres essais du groupe en ce sens, sur Divine Intervention ou encore Diabolus in Musica. Mais passée la surprise initiale, on réalise que Slayer a magnifiquement joué son coup, en prenant à contrepied les fans qui espéraient un album dans la continuité de Christ Illusion : brutal, direct et sans une seconde de répit.
Du quatuor, celui qui surprend le plus, c'est bien Tom Araya. Si son chant hurlé fait toujours des merveilles ("Psychopathy Red", "Snuff"), c'est lorsqu'il chante vraiment que l'atmosphère éclot dans toute sa puissance. Deux titres sortent clairement du lot : "Beauty Through Order", peut-être le morceau le plus abouti de l'album, à la construction exemplaire et "Playing With Dolls", une perle noire et morbide qui donne également son titre au court-métrage accompagnant l'édition limitée de l'album. Parlons-en, d'ailleurs : prolongement visuel de la musique de Slayer, cette petite pièce d'une vingtaine de minutes n'est certes pas un chef-d'œuvre mais n'en demeure pas moins une vraie réussite, qui se paye même le luxe d'inviter à la parade un inédit, "Atrocity Vendor", qui fera à n'en pas douter une apparition à la "Final Six" sur une future édition collector-de-la-mort...
Après 26 ans de carrière et une réputation dans la continuité qui n'est plus à démontrer, Slayer prend des risques (calculés, mais quand même) avec ce World Painted Blood ambigu, sournois et immersif, clash net et baveux avec la dureté immédiate de leur précédente réalisation. La production de Greg Fidelman, protégé de Rubin et nouveau chouchou du groupe, parvient à lier dans la noirceur les divers élements qui ont fait d'eux LE groupe de thrash par excellence, et apporte à cet album un son nouveau, sec et intimiste. Slayer qui innove, on aura vraiment tout vu ! Et n'en déplaise aux plus grincheux, ils innovent avec une classe incroyable, et une audace à l'avenant, surtout à ce stade de leur carrière (rappelons qu'il s'agit du dernier album dans le contrat qui les lie à American Recordings, et que leur avenir est très incertain). Il y a fort à parier qu'un débat houleux va prochainement diviser les fans comme moi qui considèrent que Slayer a eu le culot de sortir l'un des albums les plus osés de sa carrière, et d'autres, pour qui il s'agira d'un pénible chant du cygne... A vous de juger !