Dennis Rea n’est pas un inconnu dans l’univers des musiques complexes – qu’elles appartiennent au jazz, au rock ou à la musique électronique. Guitariste virtuose, il est aussi un compositeur inventif, tortueux et gagné par la passion de l’expérimentation, ne reniant en rien en cela ses deux influences majeures que sont György Ligeti et King Crimson. Musicalement, l’homme est le type même de l’hyperactif, présent dans des dizaines de projets ou d’albums depuis la fin des années 70. Et c’est sous la forme d’un « electric string quartet plus drums », Moraine, qu’il gagne de nouveau le devant de la scène en ce second semestre de l’année 2009.
« Musiques complexes » écrivions-nous plus haut. Il est clair que Manifest Density n’est pas l’album que vous écouterez pour vous détendre dans les embouteillages ou passer une soirée agréable entre amis. Ayant personnellement tenté la seconde proposition, j’ai vite compris que l’expérience n’était pas des plus avisées. Car Moraine nous propose avec cet album une sorte de pont entre un jazz-fusion exigeant et le rock-in-opposition : autant dire que la concentration est de mise.
Une concentration qui n’a d’ailleurs rien de désagréable et porte rapidement ses fruits, le quintet parvenant à garder une accessibilité très appréciable. Cet album doit plus aux Mahavishnu Orchestra, King Crimson, voire Birdsongs of the Mesozoic qu’aux Art Zoyd et Univers Zero (malgré toute l’affection que je porte à ces deux derniers groupes, écouter leurs albums prend bien souvent l’aspect d’un rite d’initiation particulièrement radical).
La présence d’une base rythmique globalement jazzy (Ephebus Amoebus ou Nacho Sunset par exemple) et d’interventions très mélodiques du violon et du violoncelle permet de se frayer un chemin dénué d’obstacles infranchissables au sein d’une jungle instrumentale touffue, étouffante parfois mais toujours défrichable/déchiffrable. Bien sûr, il arrive que Dennis Rea nous gratifie de soli clairement dissonants, mais l’accompagnement fait sens et met en valeur des phrasés mélodiques auxquels se raccrocher. Et même Uncle Tang's Cabinet Of Dr Caligari, résolument bruitiste et fragmenté en petites touches sonores impressionnistes, en appelle d’abord aux sens indépendamment de toute approche intellectualisante.
Contrairement à certaines formations exerçant dans le même domaine, il n’est fait ici aucune concession à un son métal, même lorsque la saturation gagne la guitare. Les tempi restent modérés, l’harmonie se constitue souvent à partir d’arpèges et de longues notes frottées, le batteur et le bassiste assurent l’assise rythmique avec subtilité, jouant sur les ruptures et contrastes. Un morceau comme Manifeste Density, construit sur un superbe thème typé Europe de l’Est, fait la preuve d’une approche ne reniant jamais la mélodie et, dans ce cas précis, l’émotion. Kuru, richement arrangé, virevoltant et plus agressif, participe du même type d’approche et présente un Rea alliant vélocité, vagabondage harmonique et intelligence mélodique.
La complicité entre le guitariste et le duo de cordes est également l’un des points forts de l’album : nos trois musiciens ont réussi à rendre évident un mariage qui n’était pas de prime abord naturel. Cet aspect n’est nulle part aussi clairement identifiable que sur Staggerin', où les lignes solistes s’entrecroisent, se brouillent mutuellement sans jamais se neutraliser et créent un paysage étonnamment chaotique dans lequel le bassiste s'offre fort à propos de nous indiquer quelques points de repères. Une vraie réussite !
Ce sont aussi les termes que j’utiliserai pour qualifier l’album dans son ensemble. Complexe, et sans doute un poil cérébral, Manifest Density est aussi un voyage exotique brillamment construit, tant par la présence de mélodies est-européennes que par une approche en termes de timbres, d’harmonies et de rythmes dont il n’est pas évident de trouver ailleurs l’équivalent. Un seul conseil pour finir : ne vous en tenez pas à une seule écoute, ce disque ne se révèle que peu à peu, sur la durée.