Les nouveautés de Jazz-Rock de haut niveau sont rares aujourd’hui et, de fait, chacune devient un véritable évènement. Spyro Gyra (qui a sorti en 2009 son 31ème album) est de ceux-là. « 3rd World Electric » est un nouveau groupe de Jazz-Rock/Jazz-Fusion, essentiellement suédois, influencé par les plus grands du genre. Cependant ils n’ont rien à envier à leurs ainés. La carte de visite de chacun des membres du combo est impressionnante. A l’image des plus grandes formations de Jazz-Rock, les expériences variées des protagonistes parlent d’elles même : The Flower Kings, The Tangent, Peter Erskine, Pat Metheny, Karmakanic, Randy Brecker, Miles Davis, etc.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser il ne s’agit pas d’un disque réalisé par des pointures du Rock Progressif en mal de sensations. Les Flower Kings sont des habitués des passages estampillés «Jazz-Rock» au sein de leur production discographique. L’envie et probablement le besoin intérieur pour Jonas Reingold et Roine Stolt de réaliser un CD entièrement consacré au jazz-fusion sont légitimes.
Pour ce faire il aurait été concevable, en l’absence d’originalité, d’enregistrer un CD de reprises de classiques du genre, et ils ne manquent pas, sous forme de «Tribute to…» ou «Jazz-Rock Highlights…». Rien de cela ici et la démarche est à la fois risquée et tout à leur honneur. Les compositions sont toutes originales, aux crédits de Roine Stolt ou Jonas Reingold, soit sur les huit que compte l'album, cinq pour le premier et trois pour le second. Le CD en main, les plus observateurs reconnaitront le style artistique de la couverture: celui de Andres Pablo Valle, déjà mis à contribution pour «Paradox Hotel» des Flower Kings.
Dés la première écoute de nombreuses comparaisons viennent immédiatement à l’esprit. L’auditeur pensera à Weather Report bien sûr, mais aussi à Steps Ahead ou encore Spyro Gyra qui vient spontanément en tête par exemple sur «Capetown Traffic». Le style est nettement identifié: sonorités, rythmes, timbres font sans équivoque de cet enregistrement du véritable Jazz-Fusion.
Aujourd’hui, un regain d’intérêt apparait pour ce qui est nommé «Smooth-Jazz», sorte d’ersatz adouci du Jazz-Rock, revendiqué par Special EFX ou encore Chuck Loeb. Ici rien de tout ça : uniquement du groove ; il suffit d’écouter la basse fretless de Jonas Reingold sur chacune des pistes pour s’en persuader.
Les amateurs de Jazz-Rock le savent bien, les différences entre les formations phares évoquées plus haut sont plus importantes qu’il n’y parait. Par la présence ou l’absence de guitare, par les claviers utilisés, mais aussi par le jeu du saxophoniste. Le saxophone a ceci de proche de la voix humaine qu’il est très étroitement lié au style et à la personnalité de son interprète. Karl-Martin Almqvist, alternativement au saxophone ténor ou soprano, est un interprète déjà connu et reconnu. Ses qualités d’innovation et de créativité ne peuvent empêcher l’auditeur de songer notamment à Michael Brecker (pour le ténor), Jay Beckenstein (pour le soprano) ou Wayne Shorter (pour les deux). Pourtant le saxophoniste suédois a son propre style : très souvent lyrique, toujours mélodique.
L’hommage rendu à Weather Report n’est jamais voilé notamment dans «Waterfront Migration» et «Downbeat Dakar». Il est rendu directement dans le titre pour «Ode To Joe», (pour ceux qui n’auraient pas deviné : Joe Zawinul, (1932-2007) Docteur ès claviers) composé par Roine Stolt. A l’écoute de «Downbeat Dakar» le rapprochement avec «Two Lines» (1) est saisissant, sous un tempo plus lent. Loin d’être une simple copie, la composition de Jonas Reingold fait preuve d’une réelle maitrise, digne des plus grands, à l’instar de toutes celles du disque, avec sans doute une longueur d’avance, tant quantitativement que qualitativement, pour Roine Stolt (compositeur des Flower Kings oblige).
Difficile en écoutant «Ode To Joe» de ne pas penser, avec une réelle émotion, au chef d’oeuvre «A Remark You Made» (2). Le niveau de composition atteint ici par Roine Stolt est ni plus ni moins qu’époustouflant, peut-être un sommet du disque.
La technique comme la sensibilité de la basse fretless sont comparables à ce qu’a réalisé feu Jaco Pastorius dans sa meilleure période (sans exagération!).
Jonas Reingold, membre de nombreuses formations de Rock Progressif, est un bassiste virtuose reconnu. Au sein de 3rd World Electric il parvient à libérer toute sa technique mais aussi tout le feeling et le bonheur qu’il semble éprouver en jouant de la basse. Sa maitrise de l’instrument sans frettes est totale. Il est assurément aujourd’hui un maitre du genre.
S’assurer exclusivement du concours d’artistes de grande classe porte ses fruits. Aucun de ces musiciens n’est en dessous du niveau des autres. Il s‘agit là d’une caractéristique essentielle de cet enregistrement, outre la qualité des compositions: les interprètes sont prodigieux de talents. Roine Stolt, guitariste de renommée mondiale, étonnera beaucoup d’auditeurs par sa parfaite maitrise des claviers, notamment Fender Rhodes et Minimoog. Les soli de synthétiseur interprétés par Lalle Larsson sont brillants. Certains passages rappellent nettement le son des ARP 2600 de Zawinul (Ode To Joe) , ou bien du Minimoog de Jan Hammer, Chick Corea, Herbie Hancock… La guitare, discrète dans la première partie de l’album, se fait plus présente dans la seconde. Ceci explique pourquoi cette dernière semble se rapprocher davantage de Steps Ahead ou Return To Forever. Dans «Children Of The Future» la guitare qui entre clean sur les attaques douces et crunchy sur les plus directes, est superbe. Après le magnifique piano, la transition entre guitare et Minimoog, après la cinquième minute, est un modèle du genre.
Les qualificatifs manquent d’une plage à l’autre car chacune est une découverte. Les amateurs du genre doivent se ruer sur cet album car ils apprécieront, en prime, la qualité impeccable de la production. Ceux qui veulent découvrir le style peuvent sans hésitation orienter leur choix sur «Kilimanjaro Secret Brew», car 3rd World Electric se situe légitimement à la hauteur des meilleurs interprètes de Jazz-Rock.
1. “Two Lines” (Zawinul), Weather Report, album “ Procession”.
2. “A remark You Made” (Zawinul), Weather Report, albums “Heavy Weather” et “08h30”.