Après la sortie de Brain Salad Surgery, ELP, le trio magique, est au faîte de sa gloire. Il entame une tournée mondiale, immortalisée par le remarquable Welcome Back ... . Quatre excellents albums studio ont placé la barre très haut, et l’attente est énorme pour l’album suivant. Ce sera un diptyque, réuni sous la sobre appellation de Works ("Œuvres" en français et en toute simplicité): un double album pour le volume I et un simple pour le volume II. Si le second volume fait évoluer le trio de manière classique, le premier brouille un peu les pistes : l’idée sur le double vinyle d’origine est de confier la totale conception d’une face (écriture, production) à chacun des musiciens, la dernière face étant réalisée par les trois membres enfin réunis !
Le risque avec ELP, c’est la démesure ... les détracteurs du combo vont ici pouvoir s’en donner à cœur joie. Le groupe va largement s’appuyer sur un orchestre symphonique pour enrichir un son qui n’en avait guère besoin.
Keith Emerson ouvre le bal en nous livrant rien de moins qu’un concerto pour piano ; un concerto classique avec les trois mouvements de rigueur (rapide - lent - rapide), sans aucune intervention d’un instrument “moderne”. Les deux premiers mouvements sont assez quelconques, le piano n’arrivant pas à s’intégrer réellement au jeu orchestral et le propos étant trop segmenté pour maintenir la continuité. Le troisième mouvement est, lui, beaucoup plus réussi. Le dialogue soliste - orchestre est enfin bien installé, et le style, tenant de Ravel, Moussorgsky ou Bernstein, est tout à fait assimilable. Un premier essai ambitieux donc pour Keith Emerson, mais partiellement transformé, et loin des attentes esthétiques des fans.
On attendait Greg Lake comme guitariste/bassiste, c’est la facette chanteur qu’il met le plus en avant. Et sa voix est ici à son meilleur niveau: chaude, bien placée, surtout utilisée dans le registre ‘ballades’, souvent sucrées - on y parle souvent d’amour -, parfois mièvres (Lend Your Love To Me Tonight), mais aussi réussies : C’est la Vie, repris par notre Johnny national, ou Closer To Believing avec son joli thème vocal bien exploité dans le registre philharmonique avec chœurs. Globalement, Greg s’en tire plutôt pas mal.
La gageure est plus risquée pour Carl Palmer, qui n’est pas un compositeur : le seul morceau qu’il a écrit seul, New Orleans a une base mélodique squelettique qui sert juste à placer quelques breaks de batterie. Son instrument est d’ailleurs assez mal mis en valeur, curieusement mixé assez en arrière et utilisé dans un registre rapide, comme si seule la célérité faisait la qualité d’un batteur ... Les adaptations de morceaux classiques (Prokofiev, Bach) n’offrent que l’intérêt d’entendre Carl au xylophone et au vibraphone. Musicalement, rien à signaler.
Pour sauver l’album du naufrage, il reste donc la “quatrième face”, celle où le trio se retrouve. Deux longs titres composent cette partie : le premier est une adaptation d’un morceau d’Aaron Copland (dont ELP avait déjà adapté Hoedown dans Trilogy). L’interprétation est pêchue et bien arrangée, avec un bon travail de Carl Palmer. La partie médiane est un long développement qui peut faire penser à l’Aquatarkus du triple Live par sa lente montée en puissance. Quant à Pirates, il s’agit un gros épic basé sur une musique qu’Emerson avait composée pour un film qui n’a jamais vu le jour. Largement appuyé sur l’orchestre (ce qui ne sera pas sans poser quelques problèmes logistiques pour la tournée qui suivra), cette pièce totalement épique se base sur un récit de flibusterie. Avouons que l’incorporation d’un orchestre ne fluidifie pas le propos musical, qui se promène du symphonique au solo de synthé en passant par le rock : c’est ambitieux, complexe et finalement pas si mal réussi, même si j’ai tendance à préférer la version “allégée” du Live At Royal Albert Hall. Pirates reste un morceau foisonnant, riche, mais pas arrangé comme on aurait aimé : il est évident que les fans attendaient plutôt un délire de claviers ...
Au final, il y a trop d’ambition et de démesure dans ce patchwork (Patchworks, finalement, aurait été un bon titre pour cet album composite). L’obsession du groupe à vouloir intégrer un orchestre symphonique dans leurs productions a faussé complètement l’esprit trio qui est la marque de fabrique de ce groupe unique. Du coup, ELP perd ce qui faisait ses originalités : des claviers dominateurs, une basse groovy, et des percussions complexes et musicales. Reste la voix de Greg Lake, c’est assez peu, malgré l’originalité certaine du complexe Pirates...