Faut-il encore présenter Vegard Tveitan, alias Ihsahn ? Tête pensante du légendaire groupe de black métal Emperor, au sein duquel il fut guitariste, claviériste, chanteur, l'homme est une légende dans le monde du metal. Cette créativité débordante qu'il afficha dans les années 90 et qui mena Emperor au sommet du genre, il l'exploite depuis plusieurs années en solo. Et par solo, il faut comprendre en solitaire : en effet, après avoir pensé une trilogie, il s'est attellé à sa réalisation, totalement seul. Sur les deux premiers albums qu'il publie alors, il officie à tous les registres, ne déléguant que le poste de batteur au surpuissant Asgeir Mickelson (Spiral Architect, Borknagar). On se souviendra également d'un invité prestigieux sur le second opuscule, en la personne de Mickael Akerfeldt. Mais, soucieux de ne pas laisser sa musique s'étioler, il s'est pour ce dernier volet entouré de nouveaux camarades : Lars K. Norberg, lui aussi ex-Spiral Architect, le soulage des parties de basse, tandis que son compatriote Jorgen Munkeby, du groupe de jazz/prog déjanté Shining, occupe le poste de saxophoniste.
Et c'est ici que tout bascule. Oui, vous avez bien lu : un saxophoniste. Depuis déjà longtemps, les aspirations orchestrales d'Ihsahn sont bien connues, mais leur sur-emploi a lassé cet artiste, qui souhaitait ardemment inclure des cuivres à sa musique, et plus spécifiquement celui du saxophone. c'est désormais chose faite, et de quelle manière ! Plus qu'un simple ajout, l'instrument est le véritable fil rouge de l'album, son souffle de vie. Il n'apparaît pas immédiatement, laissant le soin à "The Barren Lands" d'introduire cette aventure glaciale. Ce choix permet à Ihsahn de ne pas faire valoir son idée (de génie ; j'y reviens) d'emblée, et de laisser un peu de champ à l'autre innovation au menu : une guitare 8-cordes au son immense qui va servir de toile de fond au disque tout entier. Morceau lent et mesuré, cet opener donne une idée de la direction empruntée : ambivalence du chant clair et de ces cris à la virulence incomparable, ambiance singulière... A mi-chemin entre les aspirations progressistes de The Adversary et la noirceur de angL. Mais dès la seconde piste, ce brûlot incandescent qu'est "A Grave Inversed", toutes les pièces du puzzle s'emboîtent, et l'on réalise soudainement que cette écoute ne sera pas comme les autres. Après une intro aussi brève qu'ébouriffante dans le plus pur style Emperor, Munkeby vient s'immiscer au milieu du déluge de plomb fondu concocté par les trois autres instrumentistes, et son saxophone débridé apporte la touche de folie rendant le tout imprévisible, malsain et pesant.
After ne se borne pas pour autant à appliquer cette recette jusqu'à l'overdose, bien au contraire. Ihsahn a une histoire à raconter, et emploie les outils à sa disposition avec un talent et un sens de l'à-propos rares. On passe ainsi d'une mélancolie poignante ("Austere" et ses accents Opeth/Katatonia, "After") à une démesure orgiaque (l'intro phénoménale de "Heavens Black Sea"), sans que l'identité profonde de l'ensemble n'en soit affectée. Un ensemble qui évolue au fil des écoutes autour de cette épine dorsale que constituent les morceaux "Undercurrent" et "On The Shores", le premier introduisant un leitmotiv au saxophone à la King Crimson, qui revient dans le second. Les deux pistes les plus longues de l'album forment ainsi une sorte de diptyque étrange qui lui donne corps. Insistons un bref instant sur "On The Shores", véritable chef-d'œuvre au cœur de ce chef-d'œuvre : après une longue et morose introduction au sax, un riff titanesque vous prend de court, vous coupant le souffle pendant que celui d'Ihsahn, plus impressionnant que jamais, délivre ces hurlements uniques avec une intensité terrible. Puis le final, splendide et obscur, s'éternise en une longue agonie crépusculaire, jusqu'au silence.
Tétanisant, ce voyage au-delà de l'Homme, noire divagation née de l'esprit d'un artiste en pleine désillusion, ne pouvant plus exulter que par le biais de sa musique. Comment définir ce disque ? En étant incapable, je dois me résoudre à le classer, par défaut, en métal progressif. Mais il est bien davantage.
Aliénée, aliénante, la musique d'Ihsahn échappe définitivement aux étiquettes, aux classements, aux codes. Indépendante jusqu'à en devenir sauvage, elle se meut avec une bestialité héritée du black metal, et fraye pour sa survie artistique avec le jazz et le rock progressif, dans une étreinte aussi froide que passionnelle, qui vous glace le sang autant qu'elle vous réchauffe le cœur, vous l'emplissant même d'une joie indescriptible, entre deux sursauts. Improbable et pourtant d'une efficacité phénoménale, After est la bande-son des catastrophes à venir, un trip puissant qui vous enserre l'âme et vous hantera pendant longtemps, pour peu que vous soyez réceptifs aux propos qui soutiennent les compositions, et à l'atmosphère de ces dernières. Solitary... Godless...
L'album de l'année dès le mois de janvier ? C'est fort possible...