Les Beatles ont cette particularité d'avoir un certains nombre d'albums 'charnières'. Ce terme s'applique aussi bien à "Sgt Pepper" qu'à "Let it Be" ou encore "Revolver"... Cela s'explique aisément. Référentiel absolu dans leur gloire, les quatre garçons voyaient (et voient) chacune de leur sortie élevée à des sommets de notoriété dans lesquels, forcément, chaque changement était minutieusement pris en note par tout le monde: qui écrit quoi, ça parle de quoi, c'est un concept, etc.
"Rubber Soul" est le premier des albums charnières*. Les expérimentations commencent en effet à se faire ressentir: instruments divers (le fameux sitar sur 'Norvegian Wood'), structures plus débridées qui s'éloignaient des débuts très calibrés, et puis 'Nowhere Man', la première chanson qui ne parle pas d'amour. Mais c'est surtout sur les petits détails de la vie du groupe que la rupture se fait ressentir. Les Beatles se mettent à consommer toutes sortes de substance (via l'influence de Bob Dylan), refusent d'être mis dans des cases et prennent déjà petit à petit la main sur leur travail en studio.
Pourtant ce vent de changement ne se ressent pas immédiatement. Dans la forme, le tout reste assez lisse et pop, sans trop quitter les sentiers battus. Du coup, toute cette énergie positive est utilisée pour sortir quelques-unes des plus belles chansons que le groupe fera: 'Girl', 'Michelle', 'Norvegian Wood' au rayon des ballades, mais surtout de très énergiques morceaux pop/rock: 'Drive My Car', 'If I Needed Someone', et surtout le sautillant 'Run For Your Life'. Tout est millimétré entre les harmonies vocales, les mélodies, l'énergie, la clarté des instruments... Aucune fausse note, c'en est presque effrayant.
C'est d'ailleurs là où "Rubber Soul" est un album qui chamboulera véritablement la carrière des Beatles: il est trop parfait. Au sommet de leur savoir faire, les membres du groupe atteignent une sorte de point du non retour en matière de pop, une sorte de dernière ligne droite, histoire de ne plus rien devoir aux fans. Plus question de faire la même chose après ça. Plus question de pop innocente. Jamais ils ne pourront faire mieux dans ce style, alors ils claquent la porte de leur passé et ouvrent dans la foulée une immense brèche vers "Revolver". À la sortie de "Rubber Soul", l'échiquier est en place et le destin des Beatles s'étend devant eux. On connaît la suite.
* Pour bien comprendre le concept de la trilogie charnière chez les Beatles, il est particulièrement intéressant d'observer les pochettes et ce que l'habituel portrait subira. De la simple déformation sur "Rubber Soul" à l'assemblée foutraque de "Sgt Pepper", en passant bien sur par le dessin délicat de "Revolver", le mode de restitution du fond commun qu'est le portrait des 4 (qui pourrait représenter leur racines fondamentalement pop) est une bonne métaphore de l'évolution du mode d'expression des Beatles. Je laisse travailler votre imagination là dessus.