Lorsqu'il faut expliquer le caractère diffus de la qualité des productions actuelles, l'argument massue qui revient souvent dans la bouche informée des amateurs concerne la politique des majors, ces salauds. J'avoue être un peu perplexe. S'il est clair qu'en dématérialisant la musique d'une part (les sonneries de téléphone par exemple, c'était le début) et en maintenant des prix exorbitants, les grandes maisons de disques ont précipité la chute du support CD, je ne peux m'empêcher d'observer que la posture intellectuelle qui consiste à les diaboliser au nom des premiers principes qui passent (intégrité, amour de l'art, gratuité de la culture et j'en passe) est particulièrement confortable pour les consommateurs que nous sommes, pauvres victimes de ce grand piège capitaliste.
Avant de se vautrer dans ce schéma un peu simpliste, il faudrait peut-être aussi considérer les effets redoutables du net, non pas sur l'industrie du disque, mais sur nous même. En effet, la capacité de stockage illimitée que nous offre le numérique semble avoir quelque peu érodé l'intransigeance de l'auditeur, qui de toutes manières peut, sans implication aucune, télécharger et stocker là où la prise de décision d'acheter ou non devrait faire office de filtre. Du coup: nivellement par le bas, élargissement de la famille grâce à l'arrivée massive d'artistes qui, pour certains, bénéficient de ce relâchement.
Cette tendance est accélérée par le niveau sans cesse croissant des groupes actuels. Prenons ce combo Russe par exemple qui arrive avec son second véritable album studio. En première écoute, cette musique attire irrémédiablement la sympathie: bien produite, bien jouée, avec même un gratteux qui parvient à se faufiler dans des méandres jazzy au détour d'une impro. Les chœurs sont gérés au poil, la basse ronfle bien. Pas mal du tout, vraiment. Beaucoup de groupes arrivent ainsi à donner le change avec un son très professionnel et un niveau technique en constante augmentation. Le fait est que nous vivons une époque où les musiciens sont nombreux, qualifiés. Et c'est un peu ça le vice: comment être critique ou sévère avec des œuvres qui, dès le premier degré d'écoute, forcent déjà l'admiration par leur professionnalisme.
Car le vernis ne fait pas tout, et souvent il faut bien admettre qu'après quelques écoutes la plupart des productions actuelles se révèlent de la profondeur d'une flaque d'eau. Sur "Surpassing All Kings", Vespero ne va nul part. Les mélodies sont bien trop peu nombreuses, trop peu accrocheuses. Au moins les passages sont mélodieux, vaguement agréables, mais jamais forts ou mémorisables. De plus, dans un style qui laisse quand même une grande possibilité d'expression, Vespero a du mal à nous présenter des choses nouvelles, se contentant de diluer son Canterbury dans un psychédélisme des plus banals finalement. Les compositions sont peu marquantes, le rythme linéaire, les instrumentistes trop froids. Difficile de trouver un véritable intérêt à cet album sur la durée.
Si je vous impose tout ce charabia moralisateur, c'est surtout car cet album de Vespero représente parfaitement le paradoxe décrit. Ainsi, si ce que vous voulez savoir en lisant cette chronique est si les musiciens ont bien fait leur boulot et s'il faut les féliciter quand on les croise dans la rue, alors multipliez la note par deux. Mais quelle que soit l'estime dans lequel vous le tiendrez, ce disque aura de fortes chances de ne pas s'inviter à nouveau dans vos oreilles.