"Je ne veux pas que ma réputation prenne le dessus. Je veux juste être jugé sur mes chansons. Je veux que les gens viennent me voir parce qu'ils le veulent et pas parce que la mode le leur dicte." - J. Buckley
Plus de dix ans après la disparition de Jeff Buckley, difficile de se réconforter en se disant que son héritage aura été reçu selon sa volonté par les générations futures. En effet, Buckley doit son retour en grâce à l'utilisation d' 'Hallelujah' pour le film Shrek et surtout au fantasme universel de la mort précoce de l'artiste maudit.
Loin de l'image du poète touché par la lumière divine qui joue avec détachement et simplicité, Jeff Buckley est un bosseur. Pour s'éloigner de l'image de son père (Tim Buckley, un vieux roi de la folk), il s'ouvre au Hard Rock, au progressif, reggae, jazz et au bossa-nova... Dans ses jeunes années, il n'hésite pas à sacrifier un nombre effarant d'heure par jour à la musique et à la maitrise de son instrument.
"Grace" est l'unique album de Jeff Buckley, pensé par lui de A à Z. Reflet de sa personnalité perfectionniste, les compositions sont très travaillées et les arrangements soignés tout comme le son - au point même que l'esprit très rock de certains morceaux est presque anesthésié ('Dream Brother', dont l'explosion en live est bien plus crue). L'ambiance est religieuse, le disque est bourré de reverb et donne l'impression d'être joué dans une cathédrale. Au menu, dix morceaux qui alternent entre douceur et nervosité, entre folk éthérée et Hard Rock brut, le tout parsemé de touches jazzy. 'Lilac Wine' est l'exemple évident, mais c'est surtout dans le jeu de guitare qu'il faudra chercher ce raffinement particulier et jamais démonstratif.
Cette culture de la composition s'exprime sur deux plusieurs titres. Tout d'abord 'Grace', danse endiablée, légère, et fragile qui enfle vers une libération jouissive suivie de 'Mojo Pin', le titre d'ouverture qui prouve à quel point Jeff Buckley maitrise le déroulement de ses chansons. Nous avons aussi le sublime 'Dream Brother' et son arpège angoissant et enfin le délicat 'Lover, You Should Have Come Over', qui représente une des plus belles symbioses entre mélodie vocale et arrangement instrumental depuis les Beatles.
Evidemment il est impossible de passer sous silence la reprise de 'Hallelujah', basée sur la version de John Cale, celle ci différant de celle de Leonard Cohen dans ses arrangements, mais surtout par l'ajout de certains couplets. La version de Buckley est celle qui aura suscité le plus d'enthousiasme et de mimétisme.
Si 'Corpus Christi Carol' (reprise de Benjamin Britten), ou 'Last Goodbye' ne suscitent pas le même enthousiasme que les titres précédemment mentionnés, "Grace" reste une réussite flamboyante, fruit du travail acharné d'un artiste qui n'aimait pas se reposer sur ses acquis. Son but était de faire un album qui ferait oublier Led Zeppelin II. Après "Grace", il était déjà convaincu que l'album suivant le dépasserait ("Sketches" restera malheureusement à l'état de brouillon). En mettant ses tripes dans sa musique en général et dans ce disque en particulier, Jeff Buckley a taillé dans le roc une solide pièce d'authenticité et délivre ici son dernier album de Rock. La suite ne sera que comédie, nostalgie et célébrations pieuses.