Eld marque un premier tournant dans la carrière d'Enslaved. Trym Torson, leur batteur historique, les quitte pour rejoindre Emperor. Un coup dur que le duo Bjornson/Kellson atténuera en recrutant Harald Helgeson pour le remplacer ; à l'époque, c'est également toute la scène black métal qui se métamorphose. Après les déboires de l'Inner Circle et la mort d'Euronymous, les guerriers venus du Grand Nord apparaissent assagis, concentrés sur leur art, et des albums comme Frost, Anthems To The Welkin At Dusk ou encore le terrible Nattens Madrigal d'Ulver (sorti la même année) ont très largement permis au BM, dans son ensemble, de s'extirper du folklore satanique qui l'entourait depuis ses débuts. Enfin, c'est aussi l'album de la métamorphose assumée pour Enslaved, qui va peu à peu troquer son cuir clouté pour de vieilles fripes vintage. Et c'est là que les problèmes commencent, car à trop en vouloir, le groupe s'égare quelque peu, et l'album semble hésitant, déséquilibré, ce qui le rend à la fois palpitant et très vite fatigant. Encore incapable de choisir entre folk viking, black métal, stoner et rock psychédélique, Enslaved s'embourbe et peine à atteindre une relative osmose, comme sur ses deux premiers opus.
Tout n'est cependant pas à jeter ici, à commencer par l'incroyable titre épique que Bjornsson a le culot de coller en ouverture. 16 minutes dédiées au raid de juin 793 à Lindisfarne, en Angleterre, première incursion des Vikings en Europe ; 16 minutes absolument incroyables, au cours desquelles le duo d'auteurs-compositeurs laisse enfin germer les graines plantées quelques années auparavant sur Vikinglidr Veldi. A la fois éthéré et puissant, évocateur et mystérieux, ce titre à lui seul mérite l'achat de l'album, et est d'ailleurs toujours considéré comme l'un des meilleurs morceaux du groupe. Malheureusement, les 6 autres titres ne sont pas à l'avenant...
Chacun d'eux offre en effet de bonnes idées, mais comme c'est hélas trop souvent le cas dans la musique, ces idées sont accolées les unes aux autres sans logique, prévenant toute fluidité dans l'écoute, hachée et ardue. On note quelques passages vraiment réussis, comme l'excellente introduction de "For Lenge Siden", ou encore le morceau-titre, un régal black métallique aux riffs démentiels entrecoupé de chœurs enfin bien amenés ; mais cela ne suffit pas à équilibrer l'album, en dépit d'un effort d'écriture admirable.
L'autre problème majeur est lié à la production. Pour la première fois de sa courte carrière, Enslaved marque l'abandon du son brut et âpre typique du black métal originel, et développe des textures et des volumes savoureux, avec notamment des claviers délicatement placés en retrait lorsque c'est nécessaire. Il est donc d'autant plus incompréhensible d'être perpétuellement interrompu par le son claquant de la batterie, enregistrée avec les pieds, et dont l'immonde caisse claire brise la plupart des ambiances de l'album, déjà péniblement établies. Helgeson livre pourtant une prestation tout à fait correcte (pas évident de remplacer Trym), mais rien n'y fait.
Pour conclure, voici un disque assez maladroit mais qui regorge malgré tout de moments fascinants, comme d'habitude avec Enslaved, et qui mérite votre intérêt car il est le premier pas marqué du groupe en dehors de son genre natif. Intéressant en dépit de moments pas vraiment folichons, il brille par la présence de "793", qui demeure le plus long morceau des Norvégiens jusqu'ici. A écouter avant d'acheter...