Il y a ce qu’on appelle les guitar-héros, fines lames qui rassemblent un bagage technique complet et une belle créativité dans leur maîtrise de l’instrument. Les musiciens faisant partie de cette classification sont légions et ils fédèrent sous leur chapelle bon nombre d’apprentis guitaristes en recherche de sensations fortes. Et il existe aussi quelques guitaristes que l’on pourrait affubler du néologisme de guitar-gods, qui se démarquent sensiblement des autres shredders car dans leur cas, la technique est secondaire. Ces musiciens ont une approche unique de la six-cordes et une signature digitale immédiatement reconnaissable. Jeff Beck est assurément un dieu parmi les dieux. Inutile de revenir en détail sur sa carrière, seulement quelques références pour balayer la biographie du personnage : période rock avec les Yardbirds dans les années 60, début des albums solo avec des tentatives jazz-fusion et des chefs d’œuvre devenus patrimoine de l’humanité (Blow By Blow, Wired, There And Back, Guitar Shop) jusqu’aux expérimentations technoïdes (Who Else!, You Had It Coming et Jeff).
L’Anglais n’avait pas sorti d’album studio depuis le très bon Jeff en 2003 et le bonheur de le retrouver est immense. Nous avions pu être largement contentés par l’excellent live sorti en 2008, Performing This Week... Live At Ronnie Scott's Jazz Club, mais la frustration demeurait face à une absence devenue insupportable. Avec Emotion & Commotion Jeff Beck s’entoure des musiciens qui le suivent régulièrement en concert - Vinnie Colaiuta à la batterie, Jason Rebello aux claviers et Tal Wilkenfeld à la basse - et de trois chanteuses de talent dans des registres différents (du lyrisme au rythm’n’blues des années 1950).
Emotion & Commotion est plus un disque dans lequel Jeff reprend à sa manière de grands thèmes traditionnels qu’un album de création. Il n’y a guère que deux titres qui soient composés par le maître ("Hammerhead" et "Serene"). Pour le reste, ce sont pêle-mêle des hymnes traditionnels anglais ("Corpus Christi Carol"), des thèmes de musique de film ("Over The Rainbow" extrait du Magicien d’Oz), des standards du rythm’n’blues ("I Put A Spell On You") ou des compositions originales ("Never Alone" de Jason Rebello).
Mais le point commun à tous ces titres est que Jeff se frotte à un orchestre symphonique qui vient donner aux musiques une profonde dimension. Les titres dans lesquels Jeff est déchirant d’émotion sont légions. Il y fait parler son incroyable toucher, ses doigts divins, comme dans nombre de ballades disséminées sur ses albums solo. C’est dans cet exercice que Jeff Beck est le plus incroyable et le plus attachant. "Corpus Christi Carom", "Over The Rainbow" et surtout "Never Alone" sont des bijoux de sensibilité qui ne manqueront pas de vous transporter. L’apparition de la chanteuse Joss Stone est une vraie révélation. Par deux fois, elle transcende littéralement la mélodie sur laquelle elle s’appuie pour incarner à elle seule la chanson. Une première fois avec le standard de Screamin’ Jay Hawkins "I Put A Spell On You" où elle s’inscrit dans la grande tradition des chanteuses de rythm’n’blues des années 50 pour rendre cette chanson lancinante et moderne à souhait. Et secondement dans un morceau qu'elle a co-écrit avec Jason Rebello, "There’s No Other Me", qui se détache de la majorité des titres mélancoliques de cet album. Ce morceau brille tout d’abord par le groove insufflé par Vinnie Colaiuta sur son charleston, et ensuite par le chant de la belle. En gentleman, Jeff Beck n’apparaît que pour ponctuer de deux notes les phrases de Joss et laisse le morceau lui appartenir de bout en bout.
Sur "Lilac Wine" c’est la douce voix de Imelda May qui vient parfaitement se plaquer sur l’orchestre. Il s'agit de la deuxième reprise d’un titre de Jeff par un autre Jeff: Buckley par Beck. Emotion & Commotion est avant tout un hommage à la musique car Jeff Beck va jusqu’à titiller les grands thèmes de musique classique avec une version de "Nessum Dorma" écrit à la base par Puccini. Il n’y a guère que "Hammerhead" qui nous raccroche au Jeff Beck des derniers albums et même de ceux des années 80. Ce titre tout en énergie est une formidable composition de Beck et Rebello. L’album se clôture sur une autre ballade qui provoque bon nombre de sentiments et dans laquelle le lyrisme de Olivia Safe est mis en valeur.
Bien qu’Emotion & Commotion ne soit pas vraiment un album original, il garde l’empreinte forte du jeu de Jeff Beck et rien que pour cela c’est un album essentiel. Jeff Beck s’accompagnant d’un orchestre symphonique est une nouveauté qu’il serait bien inspiré de rééditer. Le format moitié chanson-moitié instrumental est assez bien trouvé même si la tendance générale du disque est à la mélancolie. Il vous faudra trouver les bons moments pour l'écouter sans tomber dans un pathos parfois poisseux. Au-delà de cet aspect, la guitare de Jeff Beck est un enchantement dont il serait intolérable de se passer.
NB : le digipack est assorti d'un DVD contenant la prestation live de Jeff Beck accompagné de Vinnie Colaiuta à la batterie et de la belle Tal Wilkenfeld à la basse lors du Crossroads Guitar Festival 2007. Les six titres joués sont piochés dans une bonne partie de sa discographie. L’enregistrement est sans faille et l’occasion de voir le maître jouer est toujours un grand moment.