Il est possible, et même recommandé (surtout pour les néophytes), de diviser la carrière d'Enslaved en trilogies. La première, Vikinglidr Veldi/Frost/Eld, s'attachait à éprouver le métissage du black métal par des apports folk et progressifs. La seconde, Blodhemn/Mardraum/Monumension, persévérait dans l'étude de cette combinaison musicale, mettant en avant les parties mélodiques et consacrant l'arrivé du chant clair. La troisième, et dernière en date à s'être achevée, Below The Lights/Isa/Ruun, affirme la tendance atmosphérique et progressive prise par le groupe depuis le départ de Roy Kronheim, qui avait aidé à l'insuffler. Pour chacune de ces trilogies, l'album initial est une ébauche dont le but est de préparer le terrain de jeu ; l'album central une plaque tournante, une expérience sonore chargée de valider ou non la direction artistique en cours ; et l'album final est à la fois le résultat de l'expérience en question, et un indicateur de la trilogie à venir.
Ruun appartient à cette dernière catégorie. Faisant suite à Isa, jusqu'alors la création la plus ambiante et progressive d'Enslaved, son rôle est d'affiner l'écriture et de parfaire encore un peu davantage l'inclusion d'éléments métal dans le stoner planant qu'est devenue la musique du groupe. Ces mêmes éléments extrêmes qui étaient le seul repère identitaire pour cette formation issue du black métal sont en effet très largement minoritaires ici ; c'est l'évolution amenée par la trilogie dont fait partie Ruun. Plus équilibré que son prédécesseur, moins démonstratif aussi, il est l'achèvement de la troisième ère pour Bjornson et Kjellson, plus que jamais moteurs de leur bande de vikings devenue club de philosophes. On note ça et là de vagues souvenirs de la période BM, tel ce chant toujours aussi rocailleux sur "Tides Of Chaos" et "Api-Vat", la rythmique solide et puissante du morceau-titre, ou encore les riffs épiques de "Path To Vanir", mais c'est dans l'ensemble un nouvel album de rock progressif tonitruant que les Norvégiens réalisent en cet an de grâce 2006.
La prédominance du chant clair, étonnamment marquant sur les pistes où il cohabite avec les grognements de Grutle ("Essence", notamment), et l'utilisation permanente du clavier, marquent également la filiation avec Below The Lights et Isa, une filiation souvent subtile et qui ne se borne pas à la répétition d'une formule pourtant ultra-efficace. Au contraire, Ruun, fidèle à son rôle de "dernier volet", annonce avec malice l'avènement du Enslaved actuel, encore plus progressif et mélodique que par le passé, comme en a témoigné le très floydien Vertebrae sorti deux ans plus tard. Aérien, mature, il se concentre sur la construction d'ambiances incroyablement prenantes, à la limite du mysticisme, à l'image de celle de "Heir To The Cosmic Seed", morceau quasiment instrumental aux riffs lourds contrastant avec des nappes de claviers oniriques et des chœurs indistincts, volontairement placés en retrait dans un mix qui, par ailleurs, démontre s'il en était encore besoin, la qualité du travail effectué par le groupe sur la production, une fonction qu'ils assument alors pleinement depuis plusieurs albums.
Merveilleux dans sa démarche, Ruun pêche par une certaine irrégularité sur le plan de l'écriture, un peu formatée malgré ce sens de la perpétuelle remise en question qui définit ses auteurs. Mais que cela ne vous empêche pas de prêter l'oreille aux noirs murmures qu'il recèle, car il s'agit tout bonnement d'un des meilleurs albums d'Enslaved.