Au début des années 90, Black Sabbath, ou du moins ce qu’il en reste, n’est plus que l’ombre de lui-même. Ses deux derniers albums, Headless Cross (1989) et Tyr (1990), dont on ne reconnaîtra les qualités souvent que bien plus tard, sont accueillis dans une indifférence quasi-générale. Malgré un line-up pour la première fois depuis longtemps à peu près stabilisé autour de l’inamovible Tony Iommi, du chanteur Tony Martin, du bassiste Neil Murray et du légendaire batteur Cozy Powell, le groupe poursuit un déclin que rien ne semble vouloir interrompre. Conscient de cet échec et poussé par la Warner, le ténébreux guitariste décide de réunir une formation capable de redorer l’image du dinosaure anglais. Très vite, le bassiste Geezer Butler et Ronnie James Dio, dont la carrière solo est également en panne le rejoignent avec en ligne de mire la réalisation d’un nouvel opus et d'une tournée.
D’abord baptisé Heaven And Hell II, Dehumanizer connaît une conception cependant tumultueuse, moins sur un plan artistique que relationnel. En effet, tous les deux dotés d’un ego surdimensionné, Iommi et Dio ne tardent pas à s’affronter au point que Tony Martin est même rappelé un temps avant de se faire à nouveau lourder. De plus, pourtant anciens compagnons au sein de Rainbow, le chanteur et Cozy Powell ne s’entendent pas davantage. Ce dernier quitte rapidement le navire, permettant la réunion complète du line-up qui enregistra Mob Rules avec le retour de Vinnie Appice.
Gravé sous la houlette de Mack, reconnu pour son travail sur les Queen des années 80, et choix donc à priori curieux, Dehumanizer voit le jour en 1992. C’est une réussite et probablement alors le meilleur disque que Black Sabbath ait enfanté depuis le décrié Born Again (1983), avec lequel il partage en outre une direction ultra-pesante identique (c'était du reste déjà le cas de Headless Cross). Œuvre glaciale et sombre, il est construit sur une succession de titres au tempo très lourd.
En ouverture, "Computer God", impose d’emblée ses traits sculptés au burin. Avec son introduction lugubre à souhait, "After All (The Dead)" s’enfonce encore un peu plus dans des rivages heavy aux confins du doom. "Letters From Earth", le grandiose "Too Late", sommet d’émotions et proche des perles épiques parsemant Mob Rules (façon "Sign Of The Southern Cross" par exemple) ou le presque malsain "Buried Alive", qui voit le guitariste se fendre d'un solo sur lequel plane l’ombre de "Lonely Is The Word" sont les marches successives qui descendent dans les arcanes d’un monde en perdition. Certaines compos affichent une cadence plus véloce, telles que "TV Crimes" ou "Time Machine", émaillé d’une intervention nerveuse du gaucher, mais restent minoritaires, ce dont on ne se plaindra pas car elles ne sont pas les plus marquantes du lot.
Avec un album de cet acabit sous le bras, Black Sabbath aurait dû ensuite transformer l’essai sur scène. Il n’en est rien. Si les concerts sont bons et font le plein, l’entente cordiale entre les musiciens se dégrade et lorsque le groupe accepte d’ouvrir pour Ozzy Osbourne lors de ses deux concerts d’adieu (?), Dio claque la porte et se voit remplacé par Rob Halford. L’épisode Dehumanizer s’achève donc sur une note amère. Opus oublié et mésestimé, ceci expliquant sans doute cela, il mérite de fait d’être (re)découvert. Les prestations offertes par Heaven And Hell depuis 2007, en n'hésitant à piocher dans son menu, ont rappelé sa réussite à notre bon souvenir.