Coincé entre la flamboyance de Straight Between the Eyes et un Perfect Strangers scellant le retour de Deep Purple aux affaires et donc, par la-même, la mise en bière de Rainbow, Bent Out of Shape est un disque un peu oublié aujourd'hui. Ajoutons à cela une prise de son particulièrement froide, un visage AOR encore plus prononcé que sur ses trois prédécesseurs et l'absence de cette grandeur épique - aucun titre ne dépasse les cinq minutes ! - qui a toujours été un élément plus (avec Dio) ou moins (depuis Bonnet) marqué dans la musique du groupe et vous comprendrez pourquoi cette septième offrande, pendant longtemps le testament du groupe, est loin, très loin même, d'être la préférée des fans.
Bent Out of Shape mérite pourtant mieux que sa réputation. Ainsi, véritable travail d'orfèvrerie, chaque composition recèle des trèsors d'écriture et d'arrangements. En cela, cet opus est une manière d'aboutissement pour Ritchie Blackmore qui prouve à quelle maîtrise de la construction, de la progression il est parvenu désormais. Plus que la virtuosité à tout prix et l'étalage stérile, c'est la pureté d'une mélodie, la puissance d'une ligne de guitare qui l'intéressent maintenant, quand bien même il se fend de deux instrumentaux, le court et sobre "Anybody There" et le glacé "Snowman", reprise de la BO du film du même nom et que reprenderont également longtemps après Nightwish ou Angst Skvadron.
Ces dix chansons, certes calibrées et (trop) commerciales mais imparables et laissant de profonds résidus dans la mémoire, attestent de cette volonté. Elles portent incontestablement la signature du tandem Blackmore/Turner. Le fait que le bassiste (et producteur) Roger Glover n'ait que peu pris part au processus de composition (seul le véloce "Fire Dance", du reste une des meilleurs compositions du lot, lui doit quelque chose avec ses enluminures qui n'auraient pas déparaillées sur Down To Earth) n'est peut-être pas étranger à cette évolution. Ceci dit, cette absence ne nuit en aucune façon à la qualité de l'ensemble. Il suffit d'écouter des bijoux tels que l'entraînant "Fool For the Night" zébré d'un refrain superbe tandis que Ritchie y appose ses interventions toujours aussi personnelles ou bien "Desperate Heart", théâtre d'une puissante performance de Turner et que colorent les nappes synthétiques de David Rosenthal, pour s'en rendre compte.
En outre, Bent Out of Shape témoigne de la capacité des musiciens à se montrer plus aventureux qu'on ne le pense. Habitué à ouvrir ses albums sur un morceau immédiat, ce qui permettra ensuite de commencer les concerts sur les chapeaux de roue, "Kill the King" ou "All Night Long", pour n'en citer que deux, sont des bons exemples de ces démarrages, Blackmore réussit avec "Stranded" à perturber ce modèle. Certes, celui-ci est construit sur une mélodie très forte et mémorisable mais il déroule un canevas plus rampant, lancinant et froid que ses augustes devanciers. "Can't Let You Go", quant à lui annonce déjà les rivages plus progressifs que Deep Purple empruntera avec The House of Blue Light et Slaves and Masters et dont l'intro grandiloquente n'est pas sans évoquer celle du Secret Voyage que le guitariste enfantera bien plus tard avec Blackmore's Night.
Enfin ce tour d'horizon ne serait pas complet sans évoquer ce qui demeure sans doute la pierre angulaire de l'album, la ballade "Street of Dreams", effectivement magnifique et que Blackmore reprendra sur The Village Lanterne, laissant Candice Night épouser les lignes vocales de Joe Lynn Turner cependant qu'une version emmenée par les deux chanteurs sera gravées pour l'édition limitée du dit album.
Cette réussite artistique n'empêchera pourtant pas Rainbow de se saborder au terme d'un concert japonais mémorable dont certains extraits seront publiés via le live Finyl Vinyl en 1986. Sans la résurrection de Deep Purple, le groupe aurait-il poursuivi dans cette voie ? Difficile à dire. De fait, on a du mal à imaginer de quelle façon aurait pu sonner l'immédiat successeur de Bent Out of Shape s'il avait existé...