Tony Banks laisse filer quelques années après la réalisation de Still pour revenir en force à sa griffe musicale originelle. Exit, les fioritures multi-vocalistes des deux opus précédents, c’est Jack Hues (Wang Chung) qui s’adjuge l’intégralité des interprétations, opérant toutefois, au travers d’un grain vocal manifestement cher au maître des claviers, une synthèse assez étonnante située à la croisée des tendances propres au "casting" des deux albums précédents (si l’on exclut Fish et de facto Jayney Klimek, le lead féminin) : Alistair Gordon, Nik Kershaw, Andy Taylor ou Tony "himself". La sonorité, de son côté, est pleine à ras bord, exhibant le grand retour d’une "keyboard hégémonie". Pour le meilleur et pour le pire ? Non, pour le meilleur seulement !
Deux mots avant d’entamer les considérations musicales proprement dites, au sujet de la jaquette du projet, plutôt moche il faut bien le dire, en tout cas en opposition de phase à toute volonté d’évocation poétique. Mais il est permis d’y voir, plus ou moins symboliquement, la dénonciation de deux vices récurrents du genre humain, la cruauté et la bêtise ; ou bien, la tentation d’y céder, bien que ces suggestions n’apparaissent qu’en filigrane au travers des paroles. La représentation graphique de cet opus demeure donc assez mystérieuse. En revanche, l’absence de tout crédit, en tout cas sur la couverture, ou sur la tranche du boîtier, est plutôt révélatrice de l’orientation conceptuelle que l’artiste entend donner à son projet : Strictly Inc est à ce point incognito que la mention du compositeur ne doit surtout pas y apparaître en premier lieu ! Serions-nous donc en présence d’un "album-concept" ? En fait non, car la narration ne s’égrène pas au long d’une histoire indivisible, quoique témoignant d’une certaine unité dans sa thématique (la romance contrariée, et autre désillusion amoureuse de Fugitive marquent de nouveau leur empreinte de manière assez forte).
Pour autant, le pouvoir de conviction de Strictly Inc n’est pas à prendre à la légère. Tardant quelque peu à dévoiler son potentiel, l’album déballe toute sa puissance de feu dès le 3ème titre, Only Seventeen, qui embarque l’auditeur dans un festival d’émotions, au travers d’une rythmique effrénée et d’une instrumentation décapante. Musicalement, vous voilà propulsé dans un univers explosif, enivrant et hautement inquiétant à la fois, comme installé aux commandes d’un avion de chasse expérimental au pilotage des plus périlleux. Claviers (toutes gammes confondues) et batterie martèlent de tous côtés à la fois. Le voyage se poursuit dans la même verve pluri émotionnelle, et de Serpent Said, dont le mid-tempo néo-progressif ne serait pas pour déplaire à Steve Hackett, en passant par le merveilleusement mélancolique A Piece Of You, jusqu’à l’épico-spirituel Island In The Darkness, la partition toute entière est emphase musicale. La prestation vocale de Jack Hues se montre très appropriée, et les mélodies imparables (qui sans être immédiatement accessibles, sont indéniablement riches).
Il faut féliciter en particulier la présence de Island In The Darkness, qui clôture le projet sur un point d’orgue magnifique : voilà de quoi réconcilier les nostalgiques de la période "génésienne" transitoire (aux alentours de l’album Duke) avec l’ami Tony. Ce morceau est un véritable "Masterpiece" de pas moins de 17 minutes, constitué d’une longue partition planante, au tempo très lent, et guidée par la voix plaintive de J.Hues (en contrepoint des paroles, faisant état d’un rêve impossible parvenu malgré tout à réalisation), suivie d’une deuxième partie résolument "pêchue", aux accents tour à tour lyriques et tourmentés, où le sujet concerné semble se (dé)battre désespérément contre ses propres démons. Une perle du rock (néo)progressif à la sauce combative des énormes claviers du maître - ceux de l’artillerie lourde.
Conclusion ? Pour les aficionados de Genesis en période moderne, s’il est question d’opter pour un et un seul album de Tony Banks en solo, c’est assurément vers Strictly Inc qu’il faut jeter son dévolu.