Voici la synthèse musicale de l’esprit Talk Talk. Beaucoup mieux qu’une compilation. Là où "It’s My Life" encore ancré dans son registre pop hésitait à sauter le pas, ce nouvel album réalise l’incroyable conciliation d’une New-Wave universelle, et d’une écriture introspectivo-intimiste révélant le véritable génie musical de Mark Hollis. Comment aurait-on pu soupçonner un tel potentiel, à l’heure FM exclusive et endiablée de "The Party’s Over" ?
L'expérience en effet est unique en son genre : les talents mélodiques immédiats des deux opus précédents se combinent à merveille, et sans jamais en altérer la teinte, à une étonnante spiritualité jazzy-contemporaine qui va désormais s’imposer comme dénominateur commun de l’œuvre Talkienne à venir.
Les aficionados de la période initiale trouveront encore leur compte avec "I Don’t Believe In You" et "Life’s What You Make It", de puissants générateurs d’émotions situés à mi-chemin entre les "Tomorrow Started" et "It’s My Life" de l’album précédent ; des mélodies affirmées aux sonorités à la fois amples et épurées. Les composantes en sont ciselées avec une extrême minutie, au bénéfice d’une lisibilité musicale sans faille.
Mais "The Colour Of Spring", c’est avant tout un fil rouge solide, serpentant le long de considérations très habilement cohérentes, et fermement tendu entre l’ouverture de "Happiness Is Easy" et l’onirique conclusion de "Time It’s time". La seconde en paradoxe de la première : "Time it’s time to live through the pain".
Des enseignements de "I Don’t Believe In You" ou "Life’s What You Make It", persuasifs et cérémonieux, en passant par les réflexions transitoires de "Living In Another World" et "Give It Up", jusqu’aux questionnements métaphysiques de "April 5th" ou "Chameleon Day", l’écriture Talkienne n’a de cesse de rapprocher deux entités antagonistes : lyrisme et mélancolie. La clôture, portée par l’inoubliable "Time It’s Time", est l’apogée de l’ouvrage, tissé note après note, vocalise après vocalise ; le morceau unifie souffrance spirituelle et délivrance qu’elle peut apporter, en un même éclat, en une sorte de voyage astral qui arracherait des larmes aux figures de cire du musée Grévin.
Hollis avait déjà fait la démonstration de son talent vocal, de façon directe et frontale. Ici, il l’emploie proprement à la manière d’un instrument, tantôt sous forme de ponctuations sporadiques ("April 5th", "Chameleon Day"), tantôt en nappes atmosphériques voire même cosmiques ("Time It’s Time"). La synergie du résultat, sur le croisement du chant et de l’orchestration, est tout simplement indicible.
L’instrumentation, par ailleurs, est digne des plus grands projets de musique progressive ayant pu voir le jour, et pourtant jamais la sonorité n’apparaît envahissante. Elle restera au contraire des plus aérées, chargeant à peine la balance sur "Living In Another Word", qui s’habille d’une texture sonore relativement dense, en mêlant harmonica, orgue, guitares et percussions soutenues. En tout cas sur l’ensemble, la manne instrumentale et vocale, servie par un line-up tout aussi impressionnant, remplit une grille titanesque : basses, guitares électriques et acoustiques, piano, percussions en tous genres, saxophone, variophone (un système optique essentiel à l’édifice, pour ses capacités bruitistes…), mellotron, ensembles choristes…
"The Colour Of Spring" est à la musique pop ce que l’œuvre du facteur Cheval est à l’architecture ; mais l’analogie n'est qu'approximative. En termes musicaux, il pourrait s’agir d’une fresque progressive débarrassée de toute couche fardée, dont le genre ne peut éviter l’usage à minima, en principe. Un monument, finalement inclassable.