En 1986, Talk Talk avait jeté un pont entre deux rives ; son nom, "The Colour Of Spring". Le pont en question est franchi. Et cette fois, nous prenons pieds, bel et bien, sur le rivage de l’Eldorado musical tant convoité par Hollis. Oubliée, la New-Wave synthétique des origines, et peu importent les foudres que pourront bien déclencher les sacro-saints commandements du label EMI et de ses impératifs commerciaux. Le divorce est d’ailleurs en cours, mais n’est-ce pas dans la fin d’une épopée que naissent les ferments d’une nouvelle genèse ? Le grand Mark réalise enfin sa musique, épaulé du clairvoyant Tim Friese-Greene, même si les deux comparses n'ont déjà plus rien à prouver depuis le magistral opus précédent.
L’approche artistique enfonce le clou de l’expérimentation, sur une méthodologie résolument bruitiste, mais la maîtrise de la composition demeure inouïe. Un tour de magie dont bien peu d’artistes peuvent se targuer d’être capables. Le projet s’ouvre sur l’emblématique et vaporeuse suite de "Rainbow", "Eden" et "Desire". La moitié environ de la durée totale, pour une cohérence des plus rares… mêlant des sonorités acérées, atmosphériques, irréelles, torturées. Mais comment concilier l’inconciliable ? L’analyse est une gageure, seule la découverte auditive de l’étrange univers Talkien permettra de percevoir quelques pistes.
Le premier titre, "The Rainbow", ne saurait mieux porter son nom : imaginez-vous errant sous une voûte nuageuse, vos songes vaguement inhibés ; et soudain, une trouée lumineuse par laquelle s’échappent les couleurs d’un arc-en-ciel, que l’indescriptible vocal de Mark Hollis vient déposer à vos pieds. "Eden" désincarne l’émotion, avec ses sonorités criardes et ses cuivres venus d’ailleurs, plongeant l’âme dans un sommeil hypnotique, à mi-chemin entre profonde mélancolie et état contemplatif. Puis "Desire", à l’image du désir musical de ses créateurs, nous annonce une métamorphose en gestation, comme une aurore boréale naissante, avant qu’une explosion de percussions lumineuses et psychédéliques à la fois ne magnifie le chant cosmique du maestro. L’esprit est finalement liquéfié, sous les vociférations d’une indéfinissable trompe qui paraît siéger en prédicatrice d’un tribunal de jugement dernier. Pour un verdict de rédemption, ou de damnation éternelle ? Impossible de trancher, et c’est là où réside l’art somptueux de Talk Talk, par cette capacité à ce que le yin et le yang soient réunis en un même conteneur, une même entité narrative.
La suite de l’album témoigne d’une alchimie spirituelle similaire, s’appuyant néanmoins sur un schéma un peu plus structuré. "Inheritance" est un modèle classico-contemporain d’introspection intimiste, d’une extrême finesse, "I believe In You" se présente comme le pendant de la négation embarquée dans l’album précédent, sous forme d'apaisante et bienfaisante réflexion, et "Wealth" est la conclusion de ce voyage kabbalistique : les orgues ouatés semblent annoncer les prémices d’un endormissement des êtres et des choses. Pour que le rêve succède à la réalité ? "Rien ne finit jamais", croirait-on comprendre...
"Spirit Of Eden", c’est la suspension, puis l’ascension d’une bulle de savon dans les airs : fragile, et inexorable. Elle se perd avec élégance dans les hauteurs de l’atmosphère, pour se confondre avec elle, tout comme l’infiniment petit embrasse l’immensité de l’univers, pour la célébration d’une même communion spirituelle. Une véritable pierre angulaire de l'histoire du Rock.